Cet article a été précédemment publié dans OpenGlobalRights (Open Democracy)
Amnesty International 2017 (All rights reserved)
Comme Virginia Woolf avait besoin de sa propre pièce pour écrire ses fictions (et bien plus), Paula a besoin de son propre logement pour vivre sa vie et élever ses enfants. Toutefois, les politiques inefficaces lui mettent des bâtons dans les roues. Paula fait partie des milliers de femmes qui ne peuvent échapper au piège de la précarité du logement après avoir été victime d’une expulsion en Espagne.
Plus de 30.000 ménages ont été expulsés de leur logement locatif au cours de l’année passée. Ce nombre est semblable à l’année précédente, et à l’année encore avant. Le nombre de personnes expulsées de leur logement hypothéqué n’est pas très éloigné.
Une expulsion est une expérience traumatisante pour tout le monde, mais Amnesty International a démontré que les femmes le vivaient souvent différent, et plus fréquemment. Les femmes sont surreprésentées dans les emplois à temps partiel, sont souvent moins bien payées que les hommes, et sont généralement chargées des tâches ménagères. Les familles monoparentales, qui concernent principalement les femmes (dans plus de huit cas sur dix), vivent souvent dans des logements locatifs. Les statistiques officielles démontrent que ces familles sont confrontées à des niveaux plus élevés de pauvreté, d’exclusion sociale et de privation matérielle.
Amnesty International a interrogé 19 femmes et 4 hommes qui avaient été victimes d’expulsion ou qui étaient menacés d’expulsion. Au moins sept de ces personnes se sont plaintes que le juge n’avait posé aucune question sur leur situation personnelle. « Nous n’avons pas eu la possibilité d’expliquer notre situation au juge » a déclaré Ana. Une femme juge de Barcelone a confirmé ce problème, affirmant : « Lorsque nous recevons une demande d’expulsion, nous n’avons absolument aucune idée des personnes qui vivent dans le logement concerné. »
Paula, mère célibataire de trois enfants et ancienne victime de violence conjugale, a été expulsée d’un appartement social vendu en 2013 par l’organisme régional de logement de Madrid à un fonds d’investissement, en même temps que 3.000 autres logements. Occupant un emploi à temps partiel et instable, les factures s’accumulaient et Paula n’était plus en mesure de toutes les payer. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant qu’elle reçoive un ordre d’expulsion. « Ma fille a laissé une note demandant aux nouveaux locataires de nous laisser occuper l’appartement. Mon fils de cinq ans me demande toujours quand nous allons rentrer chez nous. » Au moment de l’écriture de cet article, Paula et sa famille étaient toujours en attente d’une solution alternative de logement des autorités publiques de Madrid.
La plupart des femmes interrogées par Amnesty International ont affirmé que les services sociaux recommandaient aux personnes exclues, incluant celles avec enfants, de retourner cher leurs parents ou de vivre chez des amis ou des proches. Les travailleurs sociaux municipaux nous ont expliqué que cela était nécessaire en raison des ressources insuffisantes qui étaient mises à leur disposition. Parfois, les services sociaux peuvent recommander aux personnes concernées de louer une chambre dans le marché privé, en proposant de couvrir les coûts. Cependant, il ne s’agit pas toujours d’une alternative adéquate pour les mères célibataires et les femmes avec des responsabilités familiales, et cette solution n’est pas non plus adéquate pour les enfants.
Les anciennes victimes de violence conjugale sont encore plus exposées aux conséquences du manque de coordination et du manque de ressources des politiques de logement et des services sociaux. Si la Loi de 2004 sur la violence conjugale stipule que les victimes doivent être considérées comme prioritaires pour accéder à des logements sociaux, les autorités de la région de Madrid rendent cet accès dépendant d’une condamnation judiciaire ou d’une injonction restrictive. Cela implique que la plupart des anciennes victimes de violence conjugale ne reçoivent pas l’aide nécessaire pour faire valoir leur droit au logement. Il est encourageant de voir que trois semaines seulement après la publication du rapport d’Amnesty International, le gouvernement de la Région de Madrid a annoncé son intention de mettre un terme à cette politique restrictive. Ceci dit, dans la mesure où le parc de logement est largement insuffisant, même les anciennes victimes de violence conjugale qui bénéficient d’une injonction restrictive sont obligées d’attendre très longtemps, comme c’est le cas de Paula. Ce qui est censé être une mesure de protection se transforme en promesse sans lendemain.
Le logement n’est clairement pas une priorité pour les autorités espagnoles. Les dépenses publiques fédérales/centrales de l’Espagne sur le logement et les équipements collectifs sont largement inférieures aux dépenses de la plupart des pays de l’OCDE. Le budget fédéral 2016 sur l’accès au logement et aux aides pour la rénovation de logement était de 587 millions d’euros, soit moins de 37% du 1,6 milliard d’euros alloués en 2009. La proposition de budget 2017, qui devrait bientôt être approuvée officiellement par le Parlement, réduit l’allocation de 20%. Même en tenant compte de l’austérité imposée dans le pays, aucun autre point du budget n’a subi de réduction aussi importante durant la crise économique. Dans aucun autre État membre de l’OCDE, l’écart entre les prix des logements et les revenus ne s’agrandit aussi rapidement qu’en Espagne. L’Espagne est en outre l’État membre de l’UE qui présente la plus haute croissance des dépenses personnelles en matière de logement au cours de la dernière décennie.
Malgré plusieurs projections macroéconomiques optimistes, la crise des droits au logement en Espagne est loin d’être terminée. À l’exception du Pays basque et de la Région de Valence, les législations espagnoles ne reconnaissent pas que le logement est un droit humain. Les politiques existantes tant au niveau fédéral qu’au niveau régional ne prennent pas suffisamment compte de la perspective de genre pour lutter contre les inégalités structurelles auxquelles sont confrontées chaque jour de nombreuses femmes. Cela nécessiterait des investissements plus importants dans le logement social mais également, entre autres, des juges qui évalueraient la proportionnalité d’une expulsion au cas par cas, ainsi que la fourniture d’une réponse complète aux anciennes victimes de violence conjugale, conformément à la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe.
En d’autres termes les droits de l’homme ne valent même pas le papier sur lequel ils sont inscrits lorsque des milliers de femmes, hommes et enfants ne disposent pas de leur propre domicile.
Koldo Casla, auteur du rapport d’Amnesty International « La crise du logement n’est pas terminée ».