Par Susheela Math, directrice du travail de l’Open Society Justice Initiative pour lutter contre le « paquet ghetto » .
Le 13 février 2025, l'avocate générale Ćapeta a rendu son avis très attendu sur l'application de la directive sur l'égalité raciale au « Paquet Ghetto » de la législation danoise. Cet avis, aux implications majeures, dépasse le cadre du Danemark et influence l'ensemble de la législation européenne en matière de discrimination et de droit au logement.
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Contexte
Cet avis fait suite à une audience tenue le 30 septembre 2024 devant la Grande Chambre de la Cour de justice de l'Union européenne, portant sur deux affaires jointes, dont l'une initiée par des résidents de Mjølnerparken, à Copenhague.[1]
Comme l’a précédemment rapporté Housing Rights Watch, les résidents contestent l’approbation ministérielle d’un plan de développement prévoyant la vente de plus de 200 logements familiaux dans leur quartier. Ce plan a été imposé dans le cadre du « Paquet Ghetto », un ensemble de lois adoptées par le Danemark en 2018 dans le but déclaré d’« éradiquer les ghettos » – des zones résidentielles où la majorité des habitants sont classés comme étant « d’origine non occidentale ».
L'une des principales dispositions du « Paquet Ghetto » impose de réduire la part des « logements familiaux sociaux » (logements indépendants à but non lucratif) dans les « ghettos difficiles » – c'est-à-dire les zones désignées comme ghettos depuis au moins cinq ans – à un maximum de 40 % d'ici 2030. Lors de l'introduction de cette législation, 15 zones, dont Mjølnerparken, ont été classées comme « ghettos difficiles ».
Cette réduction peut être mise en œuvre par divers moyens, notamment la démolition et la vente des logements. En conséquence, des milliers de personnes à travers le pays ont déjà perdu – ou risquent de perdre prochainement – leur logement, souvent à la suite d'expulsions.
Une route parsemée d’embûches…
Une cinquantaine de Danois ont assisté à l'audience à Luxembourg, la plupart après un long voyage en bus. Leur présence a illustré la détermination et le courage des résidents, des activistes et des organisations communautaires dans leur lutte contre la discrimination raciale et l'injustice économique, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du palais de justice.
Le voyage en bus symbolisait le long parcours semé d’embûches qui a conduit à cette étape cruciale du litige. L’audience représentait l’aboutissement de plusieurs années de mobilisation, l’implication de l’Open Society Justice Initiative ayant débuté à l’été 2018. L’affaire des résidents de Mjølnerparken, soutenue par l’Open Society Justice Initiative aux côtés de l’avocat local Eddie Khawaja, puis de Petra Fokdal, a été déposée en mai 2020, il y a près de cinq ans. Elle vise à obtenir une décision déclaratoire établissant que l’approbation ministérielle du plan d’aménagement est discriminatoire sur le plan racial et qu’elle porte atteinte à d’autres droits fondamentaux, notamment le droit au respect du domicile, garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
De nombreux progrès ont été réalisés au fil du temps, notamment :
- Des condamnations par des instances nationales et internationales chargées des traités et des droits de l’homme, y compris des comités des Nations unies et la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI).
- Des victoires judiciaires préliminaires, avec des décisions de la Haute Cour de l’Est du Danemark confirmant que les résidents ont qualité pour agir et que la perte d’un logement constitue une atteinte fondamentale aux droits.
- Un appel urgent de trois rapporteurs spéciaux des Nations unies, exhortant l’État danois à suspendre la vente de Mjølnerparken dans l’attente de la résolution de l’affaire.
- Des interventions de soutien en faveur des résidents, notamment de la part de l’Institut danois des droits de l’homme, du rapporteur spécial des Nations unies sur le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, ainsi que du rapporteur spécial des Nations unies sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant et sur le droit à la non-discrimination dans ce contexte.
Néanmoins, les gouvernements danois successifs ont persisté à faire avancer la mise en œuvre de la législation, entraînant des conséquences dévastatrices pour les résidents, y compris ceux de Mjølnerparken.[2] La vente a été effectuée, et tous les résidents des deux blocs concernés ont reçu des avis d'expulsion. La majorité d'entre eux ont éprouvé une grande détresse, et pour certains anciens réfugiés, cela a ravivé un nouveau traumatisme. Pour tous, leur vie ne sera plus jamais la même.
En particulier, bien qu'il ait fait référence à plusieurs reprises à « l'origine ethnique » en dehors du tribunal, notamment dans la documentation législative et les médias, l'État a adopté dans le cadre du litige une position niant tout lien entre l'origine « non occidentale » et l'origine ethnique. En conséquence, les résidents ont demandé à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de se prononcer à titre préjudiciel sur l'application correcte de la directive relative à l'égalité raciale (« directive »). Cette demande a été acceptée par la Haute Cour de l'Est du Danemark en 2022, et les questions soumises à la CJUE se sont concentrées sur les points suivants :
- L'origine « non occidentale » constitue-t-elle une « origine ethnique » au sens de la directive ? Et, dans l'affirmative,
- Le régime législatif en question est-il directement ou indirectement discriminatoire ?
Quelle est la conclusion de l’avocate générale ?
Les conclusions de l'avocate générale soutiennent fermement la position des résidents, affirmant qu'il convient de répondre par l'affirmative aux deux questions posées. En effet, l'avocat général considère que l'origine « non occidentale » constitue bien une origine ethnique et que le régime législatif, qui impose la réduction du nombre de logements, est directement discriminatoire sur le plan racial.
Lisez la suite pour découvrir les cinq points clés à retenir et les prochaines étapes ici.
[1] Affaire C‑417/23 Slagelse Almennyttige Boligselskab, Afdeling Schackenborgvænge c MV, EH, LI, AQ et LO, parties conjointes : BL – Danmarks Almene Boliger, Institut for Menneskerettigheder et XM, ZQ, FZ, DL, WS, JI, PB, VT, YB, TJ, RK c Social-, Bolig- og Ældreministeriet, parties conjointes : Institut for Menneskerettigheder, FN særlige rapportør E. Tendayi Achiume, FN særlige rapportør [Balakrishnan Rajagopal]
[2] Bien que la terminologie « ghettos difficiles » ait été remplacée par celle de « zones en transformation », le contenu de la loi demeure inchangé. La documentation explicative indique par ailleurs que ce changement de terminologie n’avait pas pour objectif de définir les résidents actuels, mais plutôt d'inclure de nouveaux habitants dans ces zones. De plus, la législation a été élargie avec pour objectif de limiter à 30 % la proportion de personnes d’origine « non occidentale » dans tout ensemble résidentiel.