Marc Uhry
Comme souvent lorsqu’il s’agit d’immigration, la France a bruissé de commentaires imprécis, lorsque la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu récemment une décision dans l’affaire Dano c. Allemagne[1]. “La « condamnation du tourisme social » a fait le tour des médias, sans que le contenu et la portée de cette décision soient bien éclaircis. Dans le même temps, d’autres décisions de tribunaux internationaux ont envoyé des signaux opposés quant aux droits sociaux dont disposent les migrants, y compris en situation irrégulière. Aucune de ces décisions récentes n’est venue apporter un revirement jurisprudentiel et elles ne forment pas un ensemble contradictoire. Elles précisent les droits fondamentaux dont disposent les migrants à l’égard de l’aide sociale, et les marges de manœuvre dont disposent les pouvoirs publics, qui prétendent en réglementer l’accès.
L’affaire Dano concernait la demande par une famille de travailleurs européens, dont les membres n’ont jamais travaillé en Allemagne, et qui percevait déjà plusieurs aides sociales élémentaires, d’accéder à une aide optionnelle, appelée "assurance de base"[2], à destination des demandeurs d’emploi. La CJUE reconnaît la légitimité des autorités Allemandes à refuser l’accès à cette « aide en espèces, à caractère non contributif », sur le fondement de l’absence de lien au travail de ces ressortissants européens. Il est utile de préciser qu’un règlement européen sur la coordination des systèmes de protection sociale[3] distingue pour chaque pays la liste des aides inconditionnelles dont peuvent bénéficier les ressortissants européens et les aides optionnelles, la prestation sollicitée ici faisant partie de cette dernière catégorie.
La libre circulation des citoyens européens est en effet restreinte par la Directive Séjour 2004/38/CE par le fait qu’ils ne constituent pas une « charge déraisonnable pour le pays d’accueil ». L’arrêt Dano apporte un éclairage sur la définition de cette notion.
La question qui se pose alors est l’étendue du champ d’application de cette décision. Est-ce que les dispositifs destinés à répondre à l’urgence sociale sont notamment concernés ? Partant, si des restrictions sont possibles à l’encontre des citoyens européens, quid pour les ressortissants de pays tiers qui disposeraient d’un droit au séjour encore plus fragile ?
La jurisprudence nationale et Européenne avait répondu à cette question : l’école, les services sanitaires d’urgence, l’hébergement d’urgence, font partie d’un socle de droits fondamentaux qui précèdent toute considération au regard du séjour. Une telle approche n’est pas facile à appliquer, si des personnes intègrent des dispositifs d’urgence, alors que leur droit au séjour les empêchera d’en sortir, les dispositifs menacent de saturer et les droits des prochains requérants d’être compliqués à garantir. Pour autant, en matière de droits fondamentaux, il est également difficile de prétendre ajuster l’exercice des droits aux moyens disponibles. On imaginerait mal que l’accès à l’école ou au droit de vote soit contingenté aux budgets disponibles. Il y a là une tension difficile à résoudre, mais que la jurisprudence Dano ne vient pas éclairer : elle ne concerne pas un dispositif d’urgence.
A l’inverse, d’autres jurisprudences internationales viennent renforcer l’inconditionnalité de l’accueil dans les services d’urgence, sanitaire ou sociale. Le Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe a rendu deux décisions le 8 novembre dernier, selon deux procédures à l’encontre des Pays-Bas[4], menées par la Conférence des Eglises[5] et par la Feantsa (Fédération européenne des Associations nationales travaillant avec les Sans-abri)[6].
Dans l’ensemble, les droits sociaux reconnus par la Charte sociale européenne ne protègent pas les personnes en situation irrégulière. Les Etats signataires n’ont pas souhaité revêtir ces droits d’un caractère d’universalité. Pour autant, l’article 13.4 prévoit spécifiquement l’assistance d’urgence aux non-résidents, sans considération de leur relation à l’emploi. En matière d’hébergement, deux jurisprudences précédentes contre la France et les Pays-Bas[7] avaient précisé que même si les dispositions de la Charte ne s’appliquent aux ressortissant étrangers qu’en situation régulière, « cela ne décharge pas les Etats de leur responsabilité de prévenir l'état de sans-abri des personnes en situation irrégulière dans leurs juridictions, en particulier lorsqu'il s'agit de mineurs » (art.31.2).
L’applicabilité des droits sociaux primordiaux, c’est-à-dire ceux qui conditionnent le respect de la dignité humaine, aux étrangers, y compris lorsqu’ils se trouvent en situation irrégulière, a été réaffirmée lors de ces deux décisions[8], au point que la décision du Comité est précédée, avant même l’appréciation au fond, d’une demande de « mesures immédiate » invitant le gouvernement des Pays-Bas à "prendre toutes dispositions possibles pour éviter qu’il ne soit porté atteinte, de manière grave et irréparable, à l’intégrité de personnes exposées à un risque imminent de dénuement ... qui fasse en sorte que leurs besoins essentiels (logement, habillement, nourriture) soient satisfaits."
Le Comité a considéré que la défaillance de l’Etat à assurer une aide sociale d’urgence et à garantir les conditions de vie minimales ne peut être justifiée par des arguments sur la politique migratoire, la compétence des collectivités locales et la situation économique. Le refus d’hébergement est un moyen disproportionné de réguler des flux migratoires[9]. Par ailleurs, même si les politiques sont décentralisées, les Etats restent redevables des engagements qu’ils ont pris à travers les traités et doivent faire respecter les droits[10]. L’Etat doit s’assurer que l’assistance d’urgence est effectivement fournie à toute personne dans le besoin[11]. Concernant l’argument de la difficulté à répondre à la demande en période de crise, le Comité rétorque que la « crise économique ne doit pas se traduire par une baisse de la protection des droits reconnus par la Charte et que les Etats parties se doivent dès lors de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que ces droits soient effectivement garantis au moment où le besoin de protection se fait le plus sentir. »[12]
En outre, les solutions indignes représentent également une violation du droit international : « Les structures d’accueil d’urgence doivent toujours répondre aux conditions de sécurité requises et être adaptées aux besoins des individus qui appartiennent à ces groupes » (Feantsa c. Pays-Bas, § 135). Il faut accueillir tout le monde, et dans des conditions respectueuses de la dignité des personnes : "Les lieux d’hébergement doivent répondre aux exigences de sûreté, de santé et d’hygiène et, en particulier, disposer des éléments de confort essentiels tels que l’accès à l’eau, ainsi qu’un chauffage et un éclairage suffisants. Une autre exigence fondamentale est la sûreté des alentours immédiats".
En droit international, l’hébergement d’urgence apparaît de plus en plus comme un droit fondamental, qui conditionne la dignité humaine et oblige donc les Etats, sans autre classification que l’appartenance des personnes à la commune humanité. Cette impression est confortée par l’évolution de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans un arrêt récent, Tarakhel c. Suisse, 4 nov. 2014, la Cour refuse l’extradition d’une famille de primo-arrivants de la Suisse vers l’Italie, comme c’est pourtant prévu par l’accord de Dublin, au titre de la règle dite « du premier pays traversé », dans lequel doit être formulé la demande de régularisation. La Cour estime en effet que, concernant une famille avec enfants, l’Italie n’offre pas de garantie suffisante d’offrir un hébergement et qu’en l’espèce, cela constituerait un traitement inhumain et dégradant. L’hébergement est donc considéré comme un minimum, qui conditionne l’exercice du droit universel à la dignité, au moins pour les familles avec enfants, quel que soit leur droit au séjour et quels que soient les traités de régulation des flux migratoires en vigueur.
Il existe un socle de droits sociaux fondamentaux, universels, et ce ne sont que les aides ne conditionnant pas le respect de la dignité humaine, qui sont susceptibles de distinctions. Il n’est donc pas possible de restreindre l’aide d’urgence, y compris l’hébergement d’urgence, au motif de la situation au regard du séjour, de politiques migratoires ou de politiques d’accueil décentralisées.
[1] C.333-13, 11 Novembre 2014.