Par Nicolas Bernard, professeur à l'Université Saint Louis, Bruxelles
Introduction
1. Inévitable… Il était inévitable qu’un dispositif aussi ambitieux — et hybride ! — que le droit au logement opposable (DALO) en vigueur depuis de nombreuses années en France prenne un jour le chemin de Strasbourg, pour s’y voir confronté aux divers droits fondamentaux qu’il ne manque pas d’éprouver. Et l’examen avait tout son sens manifestement puisque, dans son arrêt du 9 avril 2015, la Cour européenne des droits de l’homme a vu dans le dispositif une violation de l’article 6 de la Convention proclamant le droit à un procès équitable ; en revanche, elle l’a exonéré du grief de méconnaissance de l’article premier du premier protocole additionnel relatif au droit au respect des biens. Ces deux points formeront l’épine dorsale du présent commentaire ; en guise de prélude, un exposé (succinct) de la loi française s’indique.
1. Le DALO
2. Au mitan des années 2000, la France connaissait déjà pléthore de législations[1] et de décisions de justice[2] consacrant (sous une forme ou une autre) le droit au logement. Pourtant, dans la foulée de l’Ecosse[3], l’État français décidait de promulguer le 5 mars 2007 une loi instaurant un droit au logement dit opposable[4]. Une innovation normative de premier ordre devait bien justifier l’adoption d’un nouveau texte de ce type… et en un temps record encore (deux ou trois mois à peine ont séparé l’injonction donnée par la président de sa matérialisation normative). Cette innovation est bien présente et, précisément, prend la forme de cette opposabilité qui désormais flanque le droit au logement.
3. Le dispositif DALO ayant déjà été largement commenté[5], on se contentera ici d’en retracer les lignes de force[6].
Tout demandeur d’un logement social qui, dans un délai fixé par arrêté du représentant de l'État dans le département[7], n'a reçu "aucune proposition adaptée" est fondé à saisir une "commission de médiation" ; celle-ci regroupe, dans un esprit paritaire, des représentants de l'État (au sens large) aussi bien que des organismes HLM et des associations de locataires[8]. Et, sans qu'il soit question de délai, cette nouvelle structure de médiation peut être saisie dans l’un (ou plusieurs) des cinq cas limitatifs : lorsque, de bonne foi[9], le demandeur d'un logement social est dépourvu de logement, menacé d'expulsion sans relogement, hébergé dans un logement de transition, logé dans des locaux insalubres ou manifestement suroccupés (s’il présente un handicap ou a au moins un enfant mineur), schématiquement. Après examen, la commission de médiation désigne ceux des demandeurs qui lui paraissent devoir être reconnus comme "prioritaires"[10] et en communique la liste au préfet, à l’effet qu’un logement leur soit "attribué en urgence". Il restera alors au préfet à relayer cette demande auprès d'un organisme HLM, qu'il exhorte ainsi à trouver une habitation disponible dans un délai par lui fixé.
Après la phase "amiable" du processus, son volet contentieux : la personne désignée prioritaire qui, dans un délai de six mois (pour l’Île de France) ou trois mois (pour les autres régions), n'a toujours pas reçu une "offre de logement tenant compte de ses besoins et de ses capacités" est habilitée alors à introduire devant le tribunal administratif un recours "tendant à ce que soit ordonné son logement". S'il estime fondée la requête du demandeur, le tribunal "ordonne le logement ou le relogement de celui-ci par l'État". Et, pour accentuer le caractère contraignant de sa décision, le président peut "assortir son injonction d'une astreinte", dont le montant est fixé en fonction du loyer moyen du type de logement considéré comme adapté aux besoins du demandeur par la commission de médiation ; le produit de l'astreinte est versé au "fonds national d'accompagnement vers et dans le logement" (précédemment, à un "fonds d'aménagement urbain"[11]), mis sur pied pour le financement entre autres d'actions d'accompagnement des personnes reconnues prioritaires par la commission mais laissées sans logement.
Toutefois, et la précision est capitale, le recours devant le tribunal administratif ne saurait donner lieu à l’octroi d’indemnités au bénéfice du ménage qui triomphe. Pour ce faire, ce dernier doit intenter une action en responsabilité de l’État… mais on sort alors de la procédure DALO.
2. L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme
a) Une décision de justice doit toujours être exécutée, paiement de l’astreinte ou pas
4. On le sait, la Convention européenne des droits de l’homme proclame, en son article 6, §1er, le droit à un procès équitable. Par extension, estime la Cour de Strasbourg, cette disposition consacre aussi le droit à ce que les décisions de justice reçoivent bien exécution[12] ; il est vrai que les garanties procédurales dont jouissent les parties au cours du procès perdraient leur sens si le jugement devait ensuite rester dans les limbes[13]. Or, le 28 décembre 2010, Mme Tchokontio Happi (qui vit avec sa fille et son frère dans une habitation insalubre) obtenait du tribunal administratif condamnation du préfet à lui assurer un relogement, sous peine d’astreinte (700 euros mensuels). Restée sans réponse, la dame saisissait la Cour européenne deux ans plus tard et, au moment de l’examen des faits par celle-ci, n’avait toujours pas été relogée.
Ce à quoi l’État français rétorque que l’astreinte a bien été payée (au fonds d’aménagement urbain), ce qui « répond[…] parfaitement à l’objectif de garantie de l’exécution de la décision juridictionnelle enjoignant au préfet le relogement de la requérante ». Pour preuve (de ce caractère prétendument « proportionné » et « adapté »), le montant de l’astreinte est calculé en fonction du loyer moyen du type de logement considéré comme adéquat pour la demanderesse, on l’a dit. Et si cette dernière ne le touche pas directement, le produit de l’astreinte n’en bénéficie pas moins à des organismes chargés d’étoffer l’offre de logements sociaux ou (depuis que le fonds national d'accompagnement vers et dans le logement a pris le relais) d’accompagner les familles à reloger. "Dans cette logique, le destinataire de l’astreinte devient indifférent : peu importe que l’astreinte ne soit pas versée au demandeur, pourvu que le coût engendré pour l’État rende pour lui préférable l’exécution plutôt que l’inexécution de la décision de justice", ont soutenu les autorités.
5. Ce raisonnement n’a pas l’heur de convaincre la Cour. L’astreinte tout d’abord, dont le seul objectif est de pousser l’État à exécuter les décisions de justice, n’a "aucune fonction compensatoire" pour l’intéressée. Ensuite, et le paiement de l’astreinte n’y change rien, la décision du tribunal administratif n’a toujours pas bénéficié d’une exécution (entendez : la femme n’a pas été relogée) plus trois ans et demi après son prononcé[14] ; cette impéritie est d’autant plus choquante que, précisément, sa situation devait lui valoir l’octroi d’un logement "en urgence". Par là, le roi-législateur est nu en quelque sorte (ou à tout le moins placé devant ses propres limites — voire contradictions), lui qui a fait mine de couler dans le droit positif un véritable « droit » (subjectif) au logement, et opposable par surcroît. À tout le moins, et c’est un autre enseignement digne d’intérêt, c’est à hauteur de justiciable qu’il convient de se placer pour apprécier l’effectivité réelle d’une politique, et exclusivement à son niveau.
Certes, admet la haute juridiction, la carence des autorités peut s’expliquer par la pénurie de logements disponibles[15] ; à l’impossible nul ne serait tenu, en quelque sorte. Et aucune décision de justice n’a le pouvoir de faire sortir des logements de terre… Néanmoins, ce genre d’explication empirique "ne se fonde sur aucune justification valable", réplique la Cour ; autrement dit, "une autorité de l’État ne peut prétexter du manque de fonds ou d’autres ressources pour ne pas honorer, par exemple, une dette fondée sur une décision de justice". Partant, la violation de l’article 6 est avérée.
Touchant à des considérations d’ordre pécuniaire ou matériel, ce dernier argument ne manque pas de faire écho à la jurisprudence de la même Cour (dans un domaine approchant — quoique inversé pour ainsi dire) selon laquelle l'absence de solution de relogement ne saurait excuser l’inertie de l’Etat à appliquer une expulsion décidée par un juge[16]. Et, par delà encore, c’est peut-être à une exécution en nature (plutôt qu’en espèce) que la Cour en appelle ce faisant (à titre alternatif), ce qui serait un moindre mal assurément.
6. Est-on fondé à conclure que, par son arrêt du 9 mai 2015, la Cour promeut quelque chose comme un droit au logement (absent in se de la Convention) ? Non pas, pour la raison simple qu’est ici en jeu une exigence purement procédurale (l’exécution des décisions de justice) plus qu’une prérogative substantielle, à l’inverse par exemple de l’arrêt Winterstein et autres c. France du 17 octobre 2013[17]. Il n’empêche, consécration il y a bien, de manière indirecte. Par exemple, en obligeant (dans son arrêt McCann du 13 mai 2008) le Royaume-Uni à soumettre à contrôle judiciaire préalable une décision aussi lourde de conséquences juridiques qu’est la privation de domicile, la Cour tend à ériger en intérêt conventionnellement protégé l’interdit de l’expulsion sans égard aucun pour le relogement. Et, de manière générale, l’étude de la (stimulante) production strasbourgeoise en matière de droit au logement enseigne qu’une telle jurisprudence n’a pu s’édifier que par la multiplication de ces approches médiates, le droit au logement étant appréhendé sous l’angle qui de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (pour les sans-abri ou les demandeurs d’asile[18] par exemple), qui de la protection du domicile et de la vie privée et familiale, qui de l’interdiction de la discrimination, … tous attributs pleinement reconnus expressis verbis, eux, par la Convention[19].
b) Le droit à un bail social n’est pas un « bien »
7. Il n’y a pas que le droit au procès équitable que la Convention européenne des droits de l’homme sauvegarde ; dans l’article premier de son premier protocole additionnel, elle édicte le droit au respect des « biens ». Cette dernière notion est assurément l’une des plus extensives du texte et, au minimum, n’est nullement à réduire au droit de propriété[20]. Lui reconnaissant une portée "autonome"[21], indépendante des catégories juridiques instaurées en droit interne, la Cour est allée jusqu’à y faire rentrer des "intérêts patrimoniaux"[22]. Loin d’être limité à des choses corporelles, ce concept peut même s'étendre à une décision de justice accordant un bail social, comme l'a admis Strasbourg dans ses célèbres arrêts Teteriny c. Russie du 30 juin 2005 et Olaru et autres c. Moldavie du 28 juillet 2009[23].
Normalement, le droit à de tels bénéfices sociaux n’est nullement inclus parmi les droits et les libertés garantis par la Convention. Malgré tout, une revendication basée sur une espérance légitime d’obtenir la jouissance effective d’un bien particulier — dont on n'est pas propriétaire — peut revêtir la forme d’un bien si elle est "suffisamment établie pour être exigible"[24]. Tel fut le cas dans l'arrêt Teteriny par exemple. De fait, l'impossibilité pendant plus de 10 ans pour le requérant d’obtenir l’exécution d'une décision de justice lui accordant un appartement social constitue une interférence dans son droit à la jouissance paisible de ses biens pour laquelle le gouvernement n’a pas avancé d’explication plausible[25].
8. Au vu de cette jurisprudence, on s’attendait à voir la Cour pareillement acter dans la présente affaire une violation de l’article premier du protocole additionnel n°1. Il n’en a rien été. La chose ne laisse cependant pas d’étonner. C’est que les circonstances d’espèce ne sont guère éloignées ici de l’arrêt Teteriny. Certes, le "bail social" en vigueur à l’époque en Russie permettait à l’intéressé d’entretenir l’espoir de faire, à terme, acquisition de la maison (alors que cet aboutissement est nettement plus hypothétique dans le chef du locataire HLM en France, ne serait-ce que parce que l’aliénation est soumise à autorisations diverses[26]). Il n’empêche, la Cour a refusé elle-même d’enfermer le droit au respect des biens dans le droit de propriété[27].
Par ailleurs, l’imposition parallèle d’une astreinte renforce encore à notre sens le caractère "exigible" de la créance de Mme Tchokontio Happi. Ne dit-on pas de cette astreinte précisément qu’elle cultive une fonction bien davantage comminatoire (elle force l’État à faire diligence) qu’indemnitaire[28] ? Et la Cour ne soutient-elle pas elle-même ici que le "seul objet" de ladite astreinte est "d’inciter l’État à exécuter l’injonction de relogement" ? À titre de comparaison, il n’était pas question d’astreinte dans l’affaire Teteriny…
Conclusion
9. Que penser, au final, de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 avril 2015 ? En refusant (pour faire bref) que des considérations budgétaires puissent légitimer l’inexécution d’une décision de justice intimant le relogement, la haute juridiction plante un jalon d’importance sur la route d’un droit au logement accessible à tous. En déniant par contre à cette même décision la valeur d’un « bien » (conventionnement protégé), elle semble aller à rebours de sa propre jurisprudence[29]. ; même si, de toute façon, la condamnation de la France était déjà acquise, cet élément suscite la perplexité. Sans doute faut-il y voir le reflet des propres doutes de la Cour vis-à-vis d’un dispositif aussi flou — sinon bancal — que la créance DALO (droit subjectif à un logement ? droit à une action en justice ? droit à une indemnité ?...).
Ce qui est sûr, en tous cas, c’est que l’arrêt de la Cour (et là réside sans doute son utilité in fine) pourra avantageusement venir en appui de la démarche des candidats à une habitation sociale qui, lassés d’attendre la mise en oeuvre de décisions de justice leur étant favorables, postulent une compensation financière auprès de l’État français. Et peut-être un jour ce dernier révisera-t-il sa législation aux fins de confier au requérant (plutôt qu’à un fonds centralisé et impersonnel) le produit de l’astreinte, histoire à son tour d’assurer pleine exécution… à l’arrêt Tchokontio Happi de la Cour européenne des droits de l’homme ?
En savoir plus:
Lire l'article de Pierre-Edouard Weill sur Métropolitiques, "Les limites du droit au logement opposable: entre inneffectivité et effets pervers"
--------------