Johnson c. Grants Pass : Un revers majeur dans la lutte contre la criminalisation du sans-abrisme aux États-Unis, mais pas la fin du combat

La lutte contre la criminalisation du sans-abrisme aux États-Unis a subi un revers majeur avec l’arrêt de la Cour suprême dans l'affaire Johnson c. Grants Pass. Toutefois, le combat pour la justice est loin d’être terminé. Chaque nuit, plus de 600 000 personnes aux États-Unis sont sans en situation de sans-abrisme, et près de la moitié d'entre elles, soit 250 000 personnes, dorment à la rue. Pour saisir pleinement l'état actuel des politiques de lutte contre le sans-abrisme, il est essentiel de considérer les dimensions juridiques et politiques qui ont façonné cette problématique, notamment l’impact de décisions passées telles que Martin c. Boise, ainsi que les stratégies adoptées par les défenseurs, qui influencent encore aujourd'hui le présent et l’avenir des droits des personnes sans domicile.

Évolution juridique : De Martin c. Boise à Johnson c. Grants Pass

La bataille juridique contre la criminalisation du sans-abrisme a pris un tournant majeur en 2018 avec la décision historique dans l'affaire Martin c. Boise. Dans cette affaire, la Cour d'appel du neuvième circuit a jugé inconstitutionnel de sanctionner les personnes sans domicile pour avoir dormi ou s’être abritées à l’extérieur en l'absence de solutions d'hébergement disponibles. Cette décision, fondée sur le huitième amendement qui interdit les peines cruelles et inhabituelles, a représenté une avancée cruciale pour les défenseurs des droits des personnes sans logement.

La décision Martin a immédiatement entraîné la suspension des arrêtés anti-camping dans de nombreuses villes relevant de la juridiction du neuvième circuit, qui couvre la majeure partie de l'ouest des États-Unis. Elle ne s’est pas uniquement limitée à la fin des amendes et des arrestations, mais elle a également inspiré des changements plus larges, incitant à des investissements de plusieurs millions de dollars supplémentaires dans le logement, les services d’hébergement, et les programmes de prévention du sans-abrisme. Les décideurs politiques ont commencé à reconnaître que les approches punitives non seulement échouent à résoudre le problème du sans-abrisme, mais contribuent à l’aggraver.

En 2019, la Cour suprême des États-Unis a refusé de réexaminer la décision Martin c. Boise, laissant celle-ci intacte. Ce refus a renforcé son statut de précédent juridique influent, même au-delà du neuvième circuit, bien qu’il ne soit pas contraignant dans d'autres juridictions. La décision a même contribué à freiner les initiatives de l’administration Trump visant à promouvoir des politiques nationales anti-camping, qui auraient cherché à contraindre les personnes sans domicile fixe à s’installer dans des camps de fortune.

Dans les années qui ont suivi l’arrêt Martin v. Boise, des affaires similaires ont vu le jour, s’appuyant sur ce précédent. L'une d'elles est Grants Pass v. Johnson, initiée dans la ville de Grants Pass, en Oregon. Cette ville imposait des amendes sévères de 295 dollars aux personnes dormant dehors sans accès à un abri, bien qu’elle ne dispose d'aucun centre d'hébergement d'urgence ouvert toute l’année et que le taux d'inoccupation des logements locatifs y soit de 1 %, soit pratiquement nul. Il n’y a tout simplement pas assez de logements abordables. Cette affaire reflète une problématique nationale, puisque de nombreuses villes américaines sont confrontées à une pénurie de logements sûrs et accessibles financièrement. 

En 2022, un tribunal de district a statué en faveur de Johnson et des autres plaignants sans domicile, renforçant ainsi le précédent de Martin v. Boise et ajoutant une plainte fondée sur l'interdiction des amendes excessives selon le huitième amendement. Le 9e circuit a confirmé cette décision, reprenant bon nombre des principes établis dans Martin. Cependant, en janvier 2024, la Cour suprême a accepté de réexaminer l’affaire, ce qui ouvrait la voie à un potentiel revirement. Cette décision de réexamen marque un changement juridique plus large, indiquant que le pouvoir judiciaire pourrait reconsidérer l’équilibre entre l'autorité des gouvernements locaux et les droits individuels, en particulier face à la crise du sans-abrisme.

Stratégie juridique à Grants Pass : Défendre les droits des sans-abri au-delà des tribunaux

Les défenseurs des droits des sans-abri étaient bien conscients des enjeux cruciaux liés à l'affaire Grants Pass. L'arrêt Martin leur avait fourni un précédent juridique solide pour atténuer les effets néfastes des politiques de criminalisation, mais il ne réglait pas le problème fondamental : la pénurie de logements abordables. Conscients des chances limitées de succès devant une Cour suprême dominée par une majorité conservatrice, le National Homelessness Law Center a opté pour une stratégie en deux volets. L'objectif était de mener une bataille juridique tout en mobilisant l'attention du public, dans l'espoir de stimuler un soutien populaire et de provoquer des changements durables pour lutter contre le sans-abrisme.

La stratégie juridique a mobilisé une coalition large et diversifiée de voix. Les plaignants ont bénéficié du soutien de mémoires d’amicus curiae rédigés par des experts en droit, en sciences sociales, en droits de l'homme, ainsi qu'en religion et en histoire. Ces mémoires plaidaient que la criminalisation du sans-abrisme, particulièrement dans les régions dépourvues d'abris, était non seulement inconstitutionnelle, mais également cruelle et contre-productive. Les groupes de défense ont mis en évidence les coûts personnels et sociaux élevés des mesures punitives, en insistant sur les préjudices croisés subis par les groupes marginalisés, notamment les minorités raciales, les femmes et les personnes handicapées.

En dehors de la salle d’audience, la stratégie s'est concentrée sur la création de mouvements populaires. Les avocats ont travaillé activement à sensibiliser le public aux problématiques plus larges liées au sans-abrisme, telles que les inégalités raciales et de genre, le coût élevé du logement, et l'incapacité des systèmes existants à soutenir les personnes en situation de crise. En mettant en lumière la dimension intersectionnelle du problème, les défenseurs ont cherché à mobiliser un large éventail de groupes et d'individus, allant au-delà du secteur juridique pour élargir la lutte en faveur de la justice en matière de logement abordable.

Cette approche reconnaît que, même en cas de victoire judiciaire à Grants Pass, l'impact serait limité. Une décision pourrait maintenir le statu quo, mais elle ne traiterait pas les problèmes systémiques sous-jacents du sans-abrisme. En formant une coalition plus large, le mouvement vise à exercer une pression pour des changements structurels profonds, afin de résoudre le problème du sans-abrisme à sa racine et de mettre en place des solutions durables pour les personnes concernées.

Vers l'avenir : Résoudre la crise immédiate tout en développant des solutions pérennes

Malheureusement, la Cour suprême, comme on le redoutait, a annulé la décision du tribunal de première instance, permettant ainsi aux collectivités locales de réintroduire des ordonnances contre les sans-abri, indépendamment de la disponibilité d'abris. À la suite de cette décision, plus d'une centaine de villes à travers les États-Unis ont déjà mis en place de nouvelles législations anti-camping, érodant ainsi les protections acquises après l'affaire Martin. Ces mesures criminalisent souvent les personnes sans domicile, les punissant pour leur pauvreté et aggravant leur précarité.

Cependant, un mouvement croissant se développe pour contrer ces politiques. Les défenseurs des droits des sans-abri exercent des pressions pour que les législations fédérales, étatiques et locales rétablissent les protections perdues devant les tribunaux, afin que les villes ne puissent pas criminaliser les individus simplement en raison de leur présence dans les espaces publics, lorsqu'aucune alternative d'hébergement n'est disponible. Parallèlement, les avocats poursuivent des actions en justice en se basant sur d'autres arguments constitutionnels ou juridiques.

Au-delà des batailles juridiques, les défenseurs des droits des sans-abri militent également pour des réformes systémiques de plus grande envergure. La véritable solution au sans-abrisme réside dans la lutte contre ses causes profondes. Le manque de logements abordables, l’insuffisance des services de santé mentale et l’incapacité des systèmes d’aide à répondre adéquatement aux besoins des personnes en crise continueront d’alimenter la crise du sans-abrisme aux États-Unis, à moins que des mesures concrètes ne soient prises pour résoudre ces problèmes. Des politiques telles que le « logement d'abord », mises en œuvre avec succès en Finlande et ayant entraîné une réduction significative du nombre de sans-abri, commencent à trouver écho aux États-Unis. Ces politiques se concentrent sur la fourniture d’un logement stable et pérenne sans conditions préalables, ainsi que des services d’accompagnement.

Parallèlement, des efforts s’intensifient pour renforcer les équipes d’intervention d’urgence capables de traiter le sans-abrisme de manière plus humaine et efficace. Ces équipes, composées de professionnels en santé mentale, de travailleurs sociaux et de spécialistes du logement, privilégient l'accompagnement et le soutien plutôt que l'intervention des forces de l’ordre. Ce type de programme vise non seulement à atténuer les difficultés immédiates liées au sans-abrisme, mais aussi à faciliter la transition vers des solutions de logement pérennes.

Plusieurs villes américaines ont démontré l'efficacité de ces modèles dans la lutte contre le sans-abrisme. Le comté de Miami-Dade en Floride, a été pionnier en créant dès 1992 une source de financement dédiée aux services d’aide aux sans-abri, réduisant ainsi le nombre de personnes sans domicile de plus de 8 000 à moins de 1 000. À Milwaukee, l'adoption d'un programme de logement d'abord en 2015 a entraîné une diminution de 92 % de la population sans-abri. Houston, quatrième ville la plus peuplée des États-Unis, a également mis en place un vaste programme d'accès au logement, offrant à plus de 25 000 personnes des logements permanents et réduisant ainsi de 63 % son taux de sans-abrisme.

Perspective mondiale : Reconnaître le logement comme un droit humain

Malgré des revers aux États-Unis, la lutte contre la criminalisation du sans-abrisme demeure une question cruciale à l’échelle mondiale. Les défenseurs des droits plaident depuis longtemps pour que le sans-abrisme soit reconnu comme une atteinte aux droits humains et exercent une pression internationale afin que la criminalisation de cette situation soit reconnue comme un traitement cruel, inhumain et dégradant.

Cet argument a trouvé un écho dans de nombreuses régions du monde, où des organisations internationales de défense des droits de l'homme dénoncent fermement la criminalisation du sans-abrisme. En Europe, par exemple, des politiques de « logement d'abord » ont été mises en œuvre, entraînant une réduction significative du nombre de sans-abri et démontrant que les approches punitives sont inefficaces. Face aux défis imposés par la marchandisation du logement, qui transforme les maisons en investissements plutôt qu'en droits fondamentaux, les capitaux internationaux influencent de plus en plus les marchés immobiliers, aggravant la crise de l'accessibilité au logement dans le monde entier. Pour contrer cette dynamique, les défenseurs des droits de l'homme appellent à une solidarité transnationale, exhortant les pays à prioriser la justice en matière de logement et à s'opposer aux forces qui marchandisent les logements et déplacent les populations vulnérables.

Conclusion : Un long chemin reste à parcourir, mais la lutte continue

L'affaire Johnson v. Grants Pass marque un tournant crucial dans la lutte contre la criminalisation du sans-abrisme aux États-Unis. Si cette décision constitue un revers, elle ne signifie pas pour autant que le combat est terminé. Face à cette décision, les défenseurs s'engagent à promouvoir des solutions durables axées sur le logement, les services de soutien, et une justice sociale équitable. La voie à suivre nécessite des efforts concertés, à la fois dans les tribunaux et sur le terrain, afin de garantir que le sans-abrisme ne soit plus criminalisé mais reconnu comme un problème sociétal urgent, pouvant et devant être résolu.

En élargissant un mouvement inclusif et intersectionnel, et en tirant parti des modèles réussis à l’étranger, la lutte pour une justice en matière de logement peut continuer à progresser. Bien que l’avenir immédiat reste incertain, le mouvement s’engage fermement à garantir à chaque personne le droit fondamental à un logement sûr et digne.

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