Cet article a été initialement publié en anglais le 29 octobre 2024 sur Strasbourg Observers, que nous remercions chaleureusement pour leur autorisation de le partager ici avec mention de la source. Retrouvez la publication originale via ce lien.
Par Sarah Ganty
Chargée de recherches (FNRS) à l’UCLouvain
Dans l’arrêt Dian, la Cour abandonne la promesse de l’arrêt Lăcătuş, qui affirmait que « la mendicité, en tant que forme du droit de solliciter l'aide d'autrui, doit manifestement être considérée comme une liberté fondamentale » (§59). La Cour adopte une vision biaisée de la pauvreté, considérant que le requérant, un citoyen roumain ayant passé vingt jours en prison pour avoir enfreint l'interdiction de mendier au Danemark, n'était pas « assez pauvre » pour remettre en question cette interdiction au regard des droits garantis par la CEDH. Par conséquent, la Cour a déclaré l'affaire irrecevable, appliquant de manière erronée le critère de recevabilité de l’arrêt Lăcătuş, déformant ses propres principes. Elle perpétue le mythe réducteur des « vrais pauvres méritants » opposés aux « faux pauvres non méritants » et adopte une approche paternaliste sur la manière dont les personnes en situation de pauvreté devraient gagner et dépenser leur argent. Elle fait également fi du contexte spécifique de la libre circulation au sein de l’UE, où les citoyens mobiles pratiquant la mendicité se retrouvent dans un vide juridique. En somme, la Cour glisse à toute vitesse sur la pente glissante de la criminalisation de la pauvreté, légitimant la pratique de « l’emprisonnement de différenciation ».
Les faits
Le requérant, M. Ion Dian, est un mendiant roumain de 61 ans, analphabète et sans diplôme, qui vit comme sans-abri au Danemark depuis plusieurs années. Il retourne en Roumanie environ quatre fois par an pour un mois. M. Dian a une épouse et douze enfants adultes. En Roumanie, il ne peut subvenir à ses besoins, tandis qu'au Danemark, il parvient à gagner de l'argent en vendant des journaux (Hus Forbi), en ramassant des bouteilles pour récupérer la caution et en mendiant. Il envoie régulièrement de l’argent à sa famille en Roumanie. En 2019, il a été condamné à vingt jours de prison par le tribunal de district de Copenhague (Københavns Byret) pour mendicité et insulte à un officier de police. La Cour lui a également confisqué 190,50 DKK (couronnes danoises, soit environ 25 euros). En 2021, la Haute Cour a confirmé la condamnation de M. Dian, estimant que bien que son droit à la vie privée ait été limité, il n'avait pas été violé. M. Dian a saisi la Cour européenne des droits de l'homme, affirmant que cette condamnation constituait une violation des articles 8 et 10 de la Convention. Plusieurs organisations, dont l’ENNHRI, sont intervenues, mettant en avant le droit de mendier et examinant la pertinence de l'affaire à la lumière de l'arrêt Lăcătuş.
Décision
La Cour, acceptant l'exception d'irrecevabilité soulevée par le gouvernement danois, estime qu'une peine de vingt jours d'emprisonnement pour mendicité ne constitue pas une atteinte au droit à la vie privée : l'article 8 ne s'applique dès lors guère. Son raisonnement comporte six volets. Tout d'abord, dans l'affaire Lăcătuş, la Cour n'a pas explicitement reconnu un droit de mendier. La question de savoir si une interdiction de la mendicité viole la Convention dépend des circonstances propres à chaque cas, « notamment de la situation économique et sociale de la personne » (§§44, 49). Deuxièmement, la Cour examine si le requérant se trouve dans une situation précaire et vulnérable (§49) : cela signifie soit qu'il ne disposait pas de ressources suffisantes pour subvenir à ses besoins, soit que « la mendicité était sa seule option pour assurer sa propre survie » (§44, 53), soit encore que « par l'acte de mendicité, il a choisi un mode de vie particulier afin de s'extraire d'une situation inhumaine et précaire, protégeant ainsi sa dignité humaine » (§53). Troisièmement, il incombe « au requérant de démontrer qu’il se trouve dans une situation précaire et vulnérable, notamment en prouvant qu’il ne dispose pas de ressources suffisantes pour subvenir à ses besoins » (§49). Quatrièmement, de nombreux aspects de sa situation demeurent incertains (par exemple, « comment il a pu consommer de la cocaïne et du cannabis pendant huit ans uniquement grâce aux dons des passants », entre autres) (§50). De plus, les faits connus suggèrent qu’il n’était pas dans une situation de précarité extrême, la mendicité étant « un moyen, ou du moins un complément, de revenu pour le requérant » (§54). La Cour observe qu’il envoyait régulièrement de l’argent à sa famille, retournait périodiquement en Roumanie, avait des antécédents de consommation de drogues, et générait des revenus en vendant le journal Hus Forbi et en ramassant des bouteilles ; il détenait également 135 euros au moment de l’infraction (§51). Cinquièmement, en cas de besoin urgent, M. Dian « aurait pu demander une "aide au retour” » en tant que citoyen de l’UE (§51). Enfin, contrairement à la loi examinée dans l’affaire Lăcătuş, la législation danoise ne constitue pas une interdiction générale de la mendicité (§55).
À la lumière de ce qui précède, la Cour a également jugé que le grief fondé sur l'article 10 de la CEDH (liberté d'expression) ne démontrait, à première vue, aucune violation et était manifestement infondé, sans fournir d'autres explications (§§59-60).
Analyse
Dans l'analyse qui suit, je soutiens que le raisonnement de la Cour s'écarte non seulement du critère de recevabilité établi dans l’affaire Lăcătuş, mais qu'il est également erroné sur le plan juridique, notamment en ce qui concerne l’idée d’une interdiction générale et le critère de vulnérabilité, devenus des conditions préalables à l'application de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Par ailleurs, je fais valoir que la Cour adopte une conception problématique des « vrais » pauvres méritants et « faux » pauvres non méritants – une vision stéréotypée propre à certains milieux privilégiés, déconnectée de la réalité de la pauvreté. Cela a également conduit les sept juges de la Chambre à une approche paternaliste sur la manière dont les personnes en situation de pauvreté devraient gagner et dépenser leur argent. Enfin, j’explique brièvement comment la Cour a ignoré le vide juridique qui affecte les citoyens mobiles de l’UE en situation de mendicité et/ou sans abri.
Application erronée du test de recevabilité dans l'affaire Lăcătuş
On pouvait raisonnablement prévoir que la Cour, dans l'affaire Dian, se prononcerait sur la question de savoir si la mendicité fait partie de la liberté d'expression au au sens de l’article 11 de la CEDH et clarifierait les points laissés en suspens dans l'affaire Lăcătuş au regard de l'article 8 de la Convention, notamment les implications d'une condamnation pénale liée à l'interdiction de la mendicité, les circonstances dans lesquelles des restrictions pourraient être imposées, et le rôle exact du critère de vulnérabilité. Cependant, au lieu de cela, la Cour opère un recul dans la protection des mendiants, estimant que la criminalisation de la pauvreté ne déclenche pas l'application des droits garantis par la CEDH, sauf si le requérant correspond à une image idéalisée et fictive du « pauvre » digne de protection. La Cour innove en intégrant dans le test de recevabilité deux éléments qui étaient au cœur du raisonnement sur le fond dans l'affaire Lăcătuş : la nature de l'interdiction et le critère de la vulnérabilité. En les appliquant à ce stade du processus, elle les dénature et les place dans un cadre qui limite leur portée.
La Cour a conclu qu'il n'existait pas d'interdiction générale de la mendicité au Danemark, arguant que « la mendicité est autorisée en dehors des zones désignées, à condition qu'elle ne soit pas pratiquée de manière intrusive et ne cause pas de nuisance au public » (§55). Cependant, cette affirmation constitue une interprétation erronée et une mauvaise compréhension tant du droit danois que du droit pénal en général. En effet, le code pénal danois stipule que « toute personne reconnue coupable de mendicité » doit être condamnée à une peine d'emprisonnement ne dépassant pas six mois, après avoir reçu un premier avertissement de la police (article 197, paragraphe 1, du code pénal). La peine habituelle pour une première condamnation est de sept jours. L'article précise que « la peine peut être réduite dans des circonstances atténuantes » et, selon les notes préparatoires du code, la condamnation ne peut intervenir que si la mendicité est pratiquée de manière à « nuire au public » – bien que la définition exacte de ce terme demeure floue. Étonnamment, sept juges de la Cour européenne des droits de l'homme ont interprété cette condition préalable à la condamnation comme une forme d’autorisation de mendier. Cette perspective soulève une profonde inquiétude sur le plan juridique, au niveau le plus fondamental : même si les mendiants ne sont finalement pas condamnés à une peine d’emprisonnement parce qu’ils n’ont pas mendié de manière à « causer une nuisance au public », ils peuvent toujours être empêchés par la police de mendier, recevoir un avertissement (qui restera inscrit au dossier pendant cinq ans), et se retrouver devant un juge danois s’ils sont repris, n'importe où au Danemark. Qu'ils soient condamnés ou non, les mendiants se voient ainsi interdire la mendicité partout au Danemark. Quel type d'interdiction est-ce, si ce n'est une interdiction générale ?
Mais ce n'est pas tout. La possibilité de recevoir un avertissement ne s'applique pas lorsque la mendicité se déroule dans des zones à forte affluence, telles que les zones piétonnes, les gares, les supermarchés et les transports publics. Dans ces cas, un mendiant reconnu coupable est généralement condamné à 14 jours d’emprisonnement (qu’il ait ou non mendié de manière à causer des nuisances au public), car la mendicité dans ces zones est considérée comme une nuisance en soi, ce qui constitue une circonstance aggravante (article 197, paragraphe 3, du code pénal). Cette disposition rend de facto l'interdiction générale encore plus sévère, car la plupart des mendiants se trouvent par définition dans ces zones. En somme, la criminalisation de la mendicité au Danemark n’est pas simplement une interdiction générale, mais une interdiction bien plus stricte que celle existant en Suisse dans l'affaire Lăcătuş. Il semble que la Cour n'ait pas pris en compte ce point crucial, reposant sur un raisonnement juridique erroné, et ce, même lors de l'examen de la recevabilité.
La décision de la Cour comporte d'autres aspects alarmants, notamment l'approche novatrice de la Cour en matière de vulnérabilité.
À aucun moment, au stade de la recevabilité, la Cour n’a exigé que la condition de vulnérabilité soit remplie pour que l’article 8 soit appliqué dans l’affaire Lăcătuş. La Cour y avait jugé que la mendicité implique de facto un manque de moyens de subsistance (§56) et que « par l'acte de mendicité, l’intéressée adopte un mode de vie particulier pour s'élever au-dessus d'une situation inhumaine et précaire » (id.). Ces affirmations reflètent la réalité sociale de la mendicité, que la Cour, dans l'affaire Dian, a transformée en critères devant être prouvés par le requérant lui-même. Lors de l'examen de la recevabilité dans l'affaire Lăcătuş, la Cour a simplement cherché à savoir si la requérante était une mendiante, c’est-à-dire si elle demandait de l'argent « pour assurer son revenu et soulager sa pauvreté » (§58). Il est indéniable que M. Dian était un mendiant qui demandait de l'argent pour subvenir à ses besoins et alléger sa pauvreté. Sa requête aurait dû franchir le seuil de recevabilité, ouvrant ainsi la possibilité de renvoyer l'affaire devant la Grande Chambre si nécessaire (ce qui est impossible avec des décision de non-admissibilité). Dans l'affaire Dian, la Cour a déformé et abusé de ses propres propos, interprétant mal son arrêt en violation de l'esprit de la Convention. Elle a pratiquement nié que l'acte de mendicité touche à la dignité humaine (Lăcătuş §56) et que « le droit de faire appel à l’aide d’autrui est au cœur même des droits protégés par l’article 8 de la Convention » (Lăcătuş §59). Par définition, les mendiants sont des personnes en situation de pauvreté qui cherchent à améliorer leur situation, qu’ils correspondent ou non à l’image idéalisée du « vrai pauvre méritant ». Alors que l’introduction du critère de vulnérabilité était déjà discutable dans l’affaire Lăcătuş, la Cour a franchi un nouveau seuil dans l’affaire Dian en en faisant une condition préalable à l’application de l’article 8 (et non seulement à sa protection).
Le mythe des « vrais » et des « faux » pauvres
La Cour développe une image des « vrais pauvres », la réservant à des personnes extrêmement vulnérables et en situation de détresse, considérant que seules ces personnes, réduites à un groupe restreint et fictif de pauvres, peuvent voir leurs droits fondamentaux être protégés par la Convention lorsqu’elles sont criminalisées et emprisonnées pour mendicité. En adoptant cette approche, la Cour fait fi de la réalité complexe de la pauvreté et élabore une conception étriquée de ce que signifie « être pauvre », alimentant ainsi un mythe sur la pauvreté. Selon ce mythe, les personnes pauvres doivent être authentiquement démunies, assez misérables, mais elles doivent également démontrer un mérite, c'est-à-dire faire des efforts appropriés face à leur situation. Les mendiants sont souvent jugés sur la base de ce « pauvre idéal » : ils doivent être suffisamment « vrais » (par l’évidence de leur corps sale, émacié et malade) et/ou suffisamment « bons » (en montrant des compétences, des aptitudes et des efforts pour dissimuler les conséquences de leur pauvreté). M. Dian ne correspondait pas à cette image stéréotypée et idéalisée du « vrai » pauvre : il n’était pas assez misérable, ayant de l’argent et pouvant voyager en Roumanie, et il n’était pas assez méritant, notamment en raison de sa consommation de drogue. C’est précisément cette vision du « faux pauvre » et du « pauvre non méritant » qui a conduit la Cour à négliger d’examiner l’affaire sur le fond.
L'image fictive des « vrais » et des « faux » pauvres permet aux États et aux tribunaux de justifier ce que Claude Faugeron a désigné comme l’« emprisonnement de différenciation ». Ce phénomène consiste à emprisonner des individus simplement parce qu’ils sont perçus comme différents, notamment en raison de leur pauvreté, et non parce qu’ils constituent une menace pour la société. Il s’agit là d'une forme de criminalisation de la pauvreté. Selon Loïc Wacquant, cette criminalisation de la pauvreté est une manière de « gérer l’insécurité sociale et de contenir les troubles sociaux créés en bas de l’échelle des classes par les politiques néolibérales de dérégulation économique et de réduction de la protection sociale ». Les personnes pauvres, et en particulier les mendiants, sont ainsi considérées comme indésirables, surtout lorsqu'elles ne correspondent pas à l'image idéalisée des « vrais pauvres ». C’est précisément pour cette raison qu’elles sont ciblées par le système de justice pénale, qui les utilise comme un moyen de les isoler et de les punir, alors qu’elles ne représentent aucune menace réelle pour la société. Cette approche engendre des conséquences négatives non seulement pour les personnes concernées, mais aussi pour la société dans son ensemble.
Conception paternaliste de l’utilisation de l’argent
Une approche de la pauvreté qui se concentre sur la vulnérabilité individuelle, plutôt que sur la vulnérabilité dans son aspect collectif, risque de minimiser voire même nier l'autonomie de la personne concernée, favorisant une vision paternaliste selon laquelle les personnes en situation de pauvreté doivent utiliser et gagner leur argent de la « bonne manière ». Ainsi, non seulement M. Dian n'était pas jugé suffisamment misérable, mais en plus, il n’a pas respecté les attentes implicites qu’on place sur ceux qui se trouvent dans sa situation : il n’a pas fait ce que la société considère comme des efforts « appropriés » — ne s’abstenant pas de mendier pour survivre, consommant de la drogue, et se rendant en Roumanie pour voir sa famille, plutôt que de consacrer ses ressources de manière considérée comme « responsable ». Ces attentes élevées sur la manière dont les personnes pauvres doivent gagner et dépenser leur argent sont omniprésentes. Comme l'explique Matthew Desmond, lorsque les personnes pauvres sont perçues comme mal dépensant leur argent, ce n'est pas parce qu’elles ont de l’argent en trop, mais précisément parce qu'elles n'en ont que si peu.
Une vision paternaliste des personnes en situation de pauvreté a également été adoptée par la Cour dans l’affaire Lăcătuş. Comme mentionné ailleurs, bien que les mendiants se trouvent souvent dans une situation de grande précarité, qu'ils n'ont pas choisie, ils ne sont pas toujours dans une position d’impuissance. Limiter l’analyse à la seule caractéristique de vulnérabilité extrême tend à occulter les capacités individuelles des mendiants. En effet, il est indéniable que les personnes en situation de pauvreté ont la capacité de faire des choix, notamment en ce qui concerne leur mode de vie. C'est pourquoi le critère de l'autonomie personnelle est plus pertinent pour évaluer une interdiction de la mendicité, comme l'a souligné le juge Ravarani dans son opinion dissidente dans l'affaire Lăcătuş (§10). Bien entendu, la reconnaissance de l'autonomie des personnes en situation de pauvreté ne doit pas être interprétée comme un moyen d’introduire la logique de la responsabilité individuelle propre au sujet libéral. Tout en affirmant cette autonomie à un niveau individuel, il est essentiel de reconnaître que, sur le plan structurel, les personnes pauvres le sont souvent en raison de circonstances indépendantes de leur volonté. Dans cette veine, il est essentiel de résister à ce que Khiara Bridges qualifie de « construction morale de la pauvreté », c'est-à-dire le discours qui soutient que la pauvreté résulte d’un défaut intrinsèque chez les individus pauvres. Abandonner une logique paternaliste qui nie l'autonomie des personnes pauvres concernant leur manière de gagner et de dépenser de l'argent ne doit en aucun cas signifier que la Cour ignore les conditions structurelles et systémiques qui contribuent à leur marginalisation.
Les mendiants de l'UE : une zone grise
La question de la libre circulation au sein de l'UE constitue un aspect spécifique et délicat dans l'affaire Dian, que la Cour a abordé de manière maladroite. En appliquant son test de vulnérabilité, la Cour a, de manière ironique, suggéré que, en cas d'urgence, M. Dian aurait pu solliciter une « aide au retour ». Il est important de souligner qu’au Danemark, durant la période concernée par l’ affaire Dian, plus de 90 % des condamnations pour mendicité visaient des citoyens non danois, principalement des ressortissants roumains (63 %) (voir ENNHRI TPI, §8). L'affaire Dian se situe ainsi à l’intersection de la criminalisation de la pauvreté et de la libre circulation des personnes au sein de l'UE. D’ailleurs, les circonstances aggravantes dans certaines zones densément peuplées, visent spécifiquement « les ressortissants étrangers se rendant au Danemark dans le seul but d’obtenir de l'argent par la mendicité » (Dian, §15).
La question des mendiants mobiles et des citoyens européens sans domicile est particulièrement complexe, car ces individus se trouvent dans un vide juridique, dans une position ambigüe et « fluide » en termes de résidence et d’accès aux services. En dépit du principe de non-discrimination fondé sur la nationalité inscrit dans la législation européenne, ces citoyens exercant leur liberté de circulation n'ont généralement pas droit à l'aide sociale ni aux services destinés aux personnes en situation de précarité. En combinant l'absence de soutien social et l’aspect criminel de la mendicité, cette situation apparaît incompatible avec les principes fondamentaux de l'intégration européenne et de la liberté de circulation, qui devraient garantir à chaque individu la possibilité d'améliorer sa qualité de vie, comme l’a expliqué Dion Kramer. Bien entendu, il ne revenait pas à la Cour européenne des droits de l'homme de se prononcer sur cette question. Néanmoins, la reconnaissance par la Cour de ce vide juridique dans lequel se trouvent les citoyens européens mobiles, mendiants ou sans-abri, aurait été un élément clé pour évaluer l'affaire. Cela aurait permis de confirmer que l'option de l'aide au retour n'était pas pertinente dans ce contexte.
En somme, dans un revirement inattendu, la Cour européenne des droits de l'homme a sapé le lent mouvement vers la dépénalisation des activités de survie qui avait émergé après l'affaire Lăcătuş, envoyant ainsi un message ambigu aux États membres qui avaient pris des initiatives de dépénalisation. Ce recul par rapport à Lăcătuş est difficile à comprendre, surtout compte tenu du « consensus international croissant qui considère que la criminalisation des activités de survie dans les espaces publics est inacceptable ». La criminalisation de la pauvreté, y compris des actions nécessaires à la survie, constitue un véritable fléau, préjudiciable et coûteux pour la société dans son ensemble. Ce phénomène a conduit les organes de l’ONU, en particulier les rapporteurs spéciaux, les uns après les autres, à plaider en faveur de l'abrogation de telles pratiques juridiques destructrices et absurdes, notamment au Danemark (voir ici et ici En effet, si les individus mendient, c'est parce que la société les a laissés de côté, et il est moralement et juridiquement erroné de les punir encore une fois pour le dysfonctionnement structurel et systémique de cette même société.