L’accès à la propriété, la pauvreté et les obstacles législatifs en Roumanie
Enikő Vincze et Ioana Florea *
Il existe un mythe selon lequel les Roumains sont des propriétaires « naturels ». Celui-ci fut propagé par l’idéologie anti-communiste de droite après 1990, en vue de légitimer le marché immobilier privé en tant que seule solution de logement et de délégitimer l’implication de l’État dans la promotion du droit au logement pour tous. La législation des années 90 facilitait le droit d’achat d’appartements que les personnes louaient auparavant à l’État. Outre le processus de restitution, il s’agissait d’un mécanisme de privatisation du logement et de marchandisation. Par ailleurs, à la suite de la tendance affichée par la Banque mondiale,[1] l’État a décidé de contribuer à la création du marché du logement. Tout cela s’inscrivait en porte-à-faux avec l’ancienne législation socialiste, dans le cadre de laquelle le parc de logement (toujours 70% en biens personnels) était contrôlé pour ne pas tomber dans la sphère de la spéculation immobilière.
Dès lors, l’idéalisation de l’accès à la propriété est une subjectivité construite sur le plan politique, et non une caractéristique ethno-nationale. « Le propriétaire » est créé matériellement par une économie politique qui rend impossible l’accès au logement sans passer par le marché. Cet aspect est particulièrement important dans la mesure où l’État s’est déchargé de son rôle de fournisseur de logements sociaux et est ainsi devenu le facilitateur de la production de logements via les investissements privés et la promotion immobilière.
Aujourd’hui, même dans les grandes villes de Roumanie comme Bucarest et Cluj-Napoca, où le revenu moyen (environ 700 euros par mois) est bien plus élevé que le revenu national moyen, les résidents ne peuvent se permettre de payer le loyer du marché (environ 420 euros par mois) avec un seul salaire, tout en prenant en charge les autres besoins du ménage. Par conséquent, nombre de Roumains doivent trouver un deuxième travail, compter sur des aides familiales ou s’endetter. Bien que les Roms soient disproportionnellement affectées par l’exclusion du logement, l’absence de cadre juridique et économique adéquat garantissant le droit au logement affecte une frange de la population bien plus large. La majorité des travailleurs gagnent bien deçà du salaire moyen et ne peuvent se permettre de payer le loyer du marché même avec deux salaires ; ils sont dès lors obligés de rechercher des logements moins coûteux, souvent caractérisés par le surpeuplement.
Sur la base des données statistiques, nous pouvons avancer que les niveaux élevés de propriétaires et de logements occupés par leurs propriétaires en Roumanie ne sont pas garants de l’accès au logement adéquat pour tous. Pour nombre de ménages, l’accès à la propriété n’est pas garante d’une bonne qualité de vie mais est plutôt la seule ressource précaire dans une économie de marché déréglementée. Nous considérons que des mesures législatives et budgétaires pour un plus grand parc de logements sociaux, contrôlé et géré par des institutions publiques, serait la principale solution à la pénurie de logements adéquats et sûrs à des prix abordables selon les revenus des ménages.
Selon l’Institut national roumain des statistiques (INS), en 2018, 98,77% du parc de logement existant concernait des biens privés ; le pourcentage de logements sociaux a chuté de 30% dans les années 90 pour se situer en deçà des 2%. Les données Eurostat de la même année ont démontré que 96,4% de la population vivait dans des logements occupés par leurs propriétaires, la grande majorité (95,3%) vivant dans des logements sans hypothèque. En 2018, 22.208.803 personnes étaient domiciliées en Roumanie, ce qui signifie que 21.409.286 d’entre elles vivaient dans des logements occupés par leurs propriétaires. Contrairement à ce qui rapporté dans les médias, cela ne signifie pas qu’ils sont tous propriétaires de leurs logements, mais plutôt que le logement appartient à un membre du ménage qui vit avec plusieurs personnes non-propriétaires du logement. En outre, les logements non grevés d’une hypothèque n’impliquent pas nécessairement une sécurité en matière d’endettement dans la mesure où les arriérés au niveau des crédit à la consommation ou au niveau des factures énergétiques peuvent également engendrer la perte de logement. La législation roumaine ne protège pas les ménages dans ces situations, ce qui place de nombreux résidents de logements occupés par leurs propriétaires dans des situations de vulnérabilité.
Nous proposons une interprétation plus complète des données ci-dessus en les reliant avec un ensemble de données reflétant la gravité de la pauvreté et de la privation de logement dans le pays. Eurostat démontre qu’environ 24% de la population roumaine vit sous le seuil relatif de pauvreté ; selon l’INS, en 2018, ce seuil représentait un revenu de 750 lei, soit 155 euros par mois. Étant donné que le nombre de résidents la même année était de 19.476.713, cela signifie que 4.674.411 personnes étaient en situation de pauvreté. Le taux de pauvreté et d’exclusion sociale, qui se base sur l’indicateur des revenus et celui de la privation matérielle, est bien plus élevé, à savoir de 32%. Parmi toutes les personnes résidant en Roumanie, 6232.548 étaient affectées par ce phénomène sociétal.
Par ailleurs, le Cinquième regard sur le mal-logement en Europe[2]publié par la FEANTSA et la Fondation Abbé Pierre indique qu’en 2018, 37,4% des personnes en situation de pauvreté souffraient de privation de logement et 56.4% d’entre elles vivaient dans des logements surpeuplés. Le paiement des factures énergétiques était un autre problème rencontré par les personnes en dessous du seuil relatif de pauvreté : 20,3% d’entre elles avaient des arriérés de paiement de ces factures. Ce phénomène est de plus en plus inquiétant en raison de la libéralisation des prix de l’électricité et du gaz, alors que le droit fondamental à l’eau n’est pas accessible pour tous : 14,4% de la population roumaine avait des dettes énergétiques[3].
Au cours de ces 30 dernières années, différentes lois relatives à la privatisation ont démantelé l’état social. La législation règlementant l’immobilier est ambigüe et incomplète, et permet l’évasion fiscale. Les loyers sont dérèglementés, et la législation protégeant les locataires a été affaiblie durant la vague d’austérité post-2008. Dans ce contexte, les personnes qui ne vivent pas dans des logements occupés par leurs propriétaires sont généralement plus vulnérables. Si nous devions considérer une hypothèse selon laquelle toutes les personnes qui ne vivent pas dans des logements occupés par leurs propriétaires sont victimes de pauvreté et d’exclusion sociale, nous découvririons qu’au moins 5.430.000 personnes vivant dans des logements occupés par leurs propriétaires étaient en 2018 confrontées à la pauvreté et l’exclusion sociale mesurée par différentes formes de privation matérielle. Selon le même calcul hypothétique, nous découvririons que parmi les 10.282.675 personnes vivant dans des logements surpeuplés (46,3% de la population totale), au moins 9.483.000 d’entre elles sont des « propriétaires ». Ce scénario démontre que même les estimations les plus basses de « propriétaires » vulnérables sont en réalité assez élevées.
Lorsque l’on analyse la situation des locataires (environ 3,6% de la population roumaine en 2018), nous constatons que, en raison des manquement législatifs et des loyers élevés, l’enregistrement officiel des baux privés n’est pas une pratique courante. En réalité, le nombre de locataires pourrait être plus élevé, surtout dans les grandes villes de Roumanie avec des économies en pleine reprise après la crise des années 90 et 2000. En outre, en 2018, 46,3% des locataires étaient surchargés par les coûts du logement, alors que parmi les « locataires bénéficiant d’un loyer réduit », ce pourcentage était également relativement élevé (20,5%).[4] Le plus grand problème des locataires est le nombre minime de logements sociaux en Roumanie. Non seulement cela affecte les personnes qui, en raison de leurs conditions matérielles, ne peuvent louer ou acheter un logement sur le marché immobilier, mais cela impacte également la façon dont le marché du logement est influencé par les promoteurs privés et les spéculateurs immobiliers et est dominé par la logique lucrative.
D’autres problèmes de logement apparaissent lorsque l’on analyse la situation des travailleurs qui touchent le revenu minimum national. Début 2020, environ 32% des employés touchaient le revenu minimum ; dans la majorité des domaines économiques, cela représentait 1346 lei, soit 280 euros ; dans la construction, cela représentait 1770 lei, soit 368 euros[5]. La valeur d’un panier de consommation mensuel pour une vie décente, pour une personne, a été calculé fin 2019 à 2.684 lei.[6] Cela signifie que sur un total de 5,6 millions, 1.792.000 employés touchaient la moitié du coût d’une vie décente. Même pour les propriétaires, leur salaire n’est pas suffisant pour payer les factures d’énergie, la nourriture et d’autres biens basiques.
Pour toutes ces catégories sociales vulnérables, l’idéal de l’accès à la propriété est bien loin de résoudre les incertitudes interconnectées ; pour d’aucuns, il reste le seul filet de sécurité et la seule ressource dans une société dominée par le marché. Un parc adéquat de logements sociaux pourrait fournir une vraie réponse à leurs besoins de logement et résoudrait les problèmes de surpeuplement, d’endettement et de vie dans des conditions précaires. Cela reflèterait dans la pratique et les politiques la législation qui reconnaît théoriquement le droit au logement pour tous.
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Dans le contexte de la pandémie du Covid-19, en avril 2020, l’organisation Block for Housing a envoyé un Mémorandum à plusieurs institutions publiques au niveau national, indiquant que la crise épidémiologique actuelle était également une crise sociale et une crise du logement. Nous avons exigé des changements législatifs afin de garantir un revenu minimum décent pour tous, ainsi que des allocations budgétaires pour des logements sociaux adéquats, en vue de prévenir la détérioration de la situation économique de la population roumaine. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans un état d’urgence. Toutefois, étant donné que la pandémie se prolonge et que la récession économique s’aggrave, les problèmes restent.
Plusieurs catégories sociales devraient être priorisées par ces mesures :
- celles qui touchaient le salaire minimum et qui ont maintenant perdu leur emploi, celles qui ont perdu leur travail informel, qui leur garantissait leur survie,
- celles qui sont récemment retournées en Roumanie de l’étranger[7] et qui n’ont aucune chance de trouver du travail, celles qui ne peuvent payer leurs factures énergétiques et/ou leur loyer, risquant ainsi d’être expulsées de leur logement et de se retrouver sans domicile,
- celles qui n’ont pas les moyens d’acheter ou de louer un logement sur le marché.
- celles qui sont en hébergement temporaire dans des centres d’hébergement ou des centres d’accueil pour migrants.
- celles qui, en l’absence d’alternatives de logement, sont obligées de vivre dans des lieux précaires, dans des conditions de surpeuplement ou dans des environnements toxiques, sans accès à des équipements basiques ou risquant l’expulsion.
Les demandes de notre Mémorandum incluaient, entre autres : a) la hausse de la valeur du « revenu minimum garanti »[8], afin de couvrir la valeur du panier de consommation mensuel minimum pour une vie décente ; b) la modification des critères d’éligibilité au « revenu minimum garanti », afin de permettre à toutes les personnes qui touchent moins que le salaire minimum de pouvoir y accéder. Nous avons affirmé que ce n’est qu’en respectant ces conditions que le revenu minimum garanti en Roumanie pourrait devenir le revenu minimum décent proposé il y a un an à la Commission européenne par le Comité économique et social européen.[9] En outre, nous avons également exigé des mesures législatives et budgétaires relatives à l’accès au logement et aux services basiques telles que : a) la hausse du parc de logements sociaux ; b) l’adoption du modèle du « Logement d’abord » pour la fourniture de logements sociaux et l’accompagnement des bénéficiaires, via un paquet intégré de mesures sociales et médicales, aussi longtemps que nécessaire ; c) la suspension et la prévention de toutes les expulsions qui laissent les personnes exclues sans alternatives adéquates de logement, au-delà de la période d’urgence épidémiologique ;[10] d) l’adoption et l’application de « tarifs sociaux » pour les services basiques (eau, électricité et gaz) en vue de permettre à tous les ménages en situation vulnérable d’accéder à ces services.
Nous nous engageons à promouvoir ces demandes durant les prochains mois car elles pourraient améliorer la vie de millions de personnes en Roumanie.
* Enikő Vincze est professeur à Babeș-Bolyai University et militant pour la justice du logement au sein du mouvement Căși Sociale ACUM!/ Le logement social maintenant ! de Cluj-Napoca. Ioana Florea est chercheuse postdoctorale à l'université de Göteborg et militante au sein du Frontul Comun pentru Dreptul la Locuire/ Front commun pour le droit au logement de Bucarest. Tous deux font partie du réseau national Block For Housing en Roumanie
[1] World Bank: Housing. Enabling Markets to Work, 1993, http://documents1.worldbank.org/curated/en/387041468345854972/pdf/multi0page.pdf
[3] En outre, de nombreux ménages n’ont plus accès aux services énergétiques dont ils n’ont pas les moyens de payer.
[4] https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=File:Housing_cost_overburden_rate,_analysed_by_tenure_status,_2018_(%25)_SILC20.png
[5] www.wall-street.ro/articol/Careers/248017/distributia-salariilor-in-tara-noastra-1-din-4-romani-castiga-salariul-minim-iar-altii-iau-pana-la-120-000-de-lei-pe-luna.html
[6] Selon une étude Syndex (www.syndex.ro/situatia-salariatilor-din-romania-studiu-anual), une famille de deux adultes et deux enfants aurait besoin de 6.954 lei par mois, et une famille de deux adultes et un enfant aurait besoin de 5.918 lei (www.bursa.ro/valoarea-cosului-minim-pentru-consum-a-crescut-43193837_).
[7] Près de 5 millions de personnes sont parties travailler à l’étranger au cours de ces dernières décennies.
[8] Actuellement, cette allocation sociale basique ne garantit que la survie dans des conditions de pauvreté pour le bénéficiaire.
[9] Voir la proposition Pour une directive-cadre européenne relative à un revenu minium, qui constituerait une première réponse européenne importante au problème persistant de la pauvreté : https://www.eesc.europa.eu/en/our-work/opinions-information-reports/opinions/european-framework-directive-minimum-income-own-initiative-opinion
[10] Dans un effort sans précédent, notre étude nationale a calculé que des centaines de milliers de personnes ont été affectées par des expulsions au cours de ces vingt dernières années, https://bloculpentrulocuire.ro/2019/04/19/raport-asupra-evacuarilor-fortate-2008-2017/ – bientôt disponible en anglais.