Article 3
Traitement dégradant
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En fait – Les requérants, cinq demandeurs d’asile majeurs isolés en France, ont été sans ressources et contraints de dormir dans la rue pendant plusieurs mois. Ils reprochent aux autorités françaises, d’une part, l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés, en raison de leur action ou des omissions délibérées, de bénéficier en pratique de la prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national et de l’Union européenne (UE) afin de pourvoir à leurs besoins essentiels, et, d’autre part, l’indifférence des autorités à leur encontre.
En droit – Article 3 : L’obligation de fournir un hébergement ou des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis pèse sur les autorités de l’État défendeur concerné en vertu des termes mêmes de la législation nationale qui transpose le droit de l’UE, à savoir la « directive Accueil ».
Les étrangers en situation irrégulière souhaitant obtenir l’asile en France devaient, dans un premier temps, demander leur admission au séjour au titre de l’asile. Les autorités disposait d’un délai de quinze jours à compter du moment où un demandeur se présentait à la préfecture avec une domiciliation et les pièces requises pour enregistrer sa demande d’asile et l’autoriser à séjourner régulièrement. À l’époque des faits, dans la pratique, ce délai était en moyenne de trois à cinq mois selon les préfectures. Pour N.H., il a été de plus de trois mois et plus de quatre mois pour K.T. A.J. a lui été muni d’une autorisation provisoire de séjour au titre de l’asile après trois mois. S.G. a obtenu un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile dans un délai d’un mois. Les recours en référé liberté de N.H. et A.J., pour qu’il soit enjoint au préfet de police d’examiner leurs demandes, n’ont pas abouti.
Avant l’enregistrement de leur demande d’asile, les requérants ne pouvaient pas justifier de leur statut et donc bénéficier des conditions d’accueil prévues par le droit. N.H., K.T. et A.J. ont vécu dans la peur d’être arrêtés et expulsés vers leur pays d’origine.
Pendant l’ensemble de la procédure d’asile, les requérants ont tous vécu dans la rue (A.J. durant plus de cinq mois et demi, N.H. pendant plus de huit mois et demi, et S.G. et K.T. au minimum neuf mois chacun). L’offre en hébergement d’urgence était très largement insuffisante et destinée à accueillir de façon prioritaire des demandeurs d’asile particulièrement vulnérables en raison de leur âge, de leur santé ou de leur situation familiale (familles avec enfants mineurs).
Par ailleurs, le droit interne conditionnait la perception de l’allocation temporaire d’attente (ATA) à la production devant Pôle emploi d’une autorisation de séjour au titre de l’asile et d’une preuve de dépôt effectif de la demande devant l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA). Mais les demandeurs d’asile n’étaient pas autorisés à exercer une activité professionnelle pendant la durée de la procédure. En situation de dénuement, pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, ils dépendaient entièrement de la prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national qui devait leur être accordée tant qu’ils étaient autorisés à demeurer sur le territoire en qualité de demandeurs d’asile. S.G. a perçu l’ATA deux mois après sa première présentation en préfecture; N.H. ne l’a jamais perçue malgré ses démarches pour l’obtenir; K.T. et A.J. ne l’ont perçu qu’après, respectivement, 185 et de 133 jours.
Après l’obtention du statut de demandeurs d’asile par les requérants, ils pouvaient justifier de la régularité de leur séjour et bénéficier des conditions matérielles d’accueil prévues par le droit national.
Pour le Gouvernement, les présentes affaires sont à distinguer de la situation de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce dès lors que les autorités nationales, confrontées à une augmentation conséquente du nombre de demandeurs d’asile entre 2007 et 2014, n’ont pas été passives. En outre, les requérants n’étaient pas dépourvus de perspective de voir leur situation s’améliorer dès lors que leurs demandes d’asile étaient en cours de traitement. Pour la Cour, le nombre de demandeurs d’asile augmente continuellement depuis 2007 et il en résulte la saturation graduelle du dispositif national d’accueil (DNA). Les faits de l’espèce s’inscrivent dans une hausse progressive et ne se sont donc pas déroulés dans un contexte d´urgence humanitaire engendré par une crise migratoire majeure, qualifiable d´exceptionnelle, à l’origine de très importantes difficultés objectives de caractère organisationnel, logistique et structurel (voir Khlaifia c. Italie). Les autorités ont consenti des efforts pour créer des places d’hébergement supplémentaires et pour raccourcir les délais d’examen des demandes d’asile. Toutefois, ces circonstances n’excluent pas que la situation des demandeurs d’asile ait pu être telle qu’elle est susceptible de poser un problème sous l’angle de l’article 3 de la Convention.
a) S'agissant de N.H., K.T. et A.J. – Les autorités ont manqué à leurs obligations prévues par le droit interne. En conséquence, elles doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles les requérants se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés. Les requérants ont été victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité et cette situation a, sans aucun doute, suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir. De telles conditions d’existence, combinées avec l’absence de réponse adéquate des autorités qu’ils ont alertées à maintes reprises sur leur impossibilité de jouir en pratique de leurs droits, et donc de pourvoir à leurs besoins essentiels, et le fait que les juridictions internes leur ont systématiquement opposé le manque de moyens dont disposaient les instances compétentes au regard de leurs conditions de jeunes majeurs isolés, en bonne santé et sans charge de famille, ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3.
Conclusion : violation (unanimité).
b) S'agissant de S.G. – L'intéressé a obtenu un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile un mois après son premier rendez-vous à la préfecture et, s’il a effectivement vécu sous une tente, il a perçu l’ATA deux mois après sa première présentation à la préfecture. Pour difficile que cette période ait pu être pour le requérant, il a ensuite disposé de moyens lui permettant de subvenir à ses besoins essentiels.
Conclusion : non-violation (unanimité).
Article 41 : 2 396,80 EUR pour dommage matériel à N.H. ; 10 000 EUR à N.H. et K.T. chacun et 12 000 EUR à A.J. pour préjudice moral.
(Voir M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], 30696/09, 21 janvier 2011, Note d’information 137, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], 16483/12, 15 décembre 2016, Note d’information 202)