par Mattia Bosio – Conseiller juridique à la FEANTSA
Le 14 décembre 2017, la Haute-Cour de la Queen’s Bench Division du Royaume-Uni a jugé dans l’affaire Gureckis et autres que la politique controversée du ministère de l’Intérieur qui considère le sans-abrisme de rue comme un abus du droit à la libre-circulation dans l’UE est illégale.
À la suite de ce jugement, les autorités britanniques, en vue de respecter les conclusions de la décision, ont publié une nouvelle version de la politique. Dans la politique révisée, toutes les références au sans-abrisme de rue en tant qu’abus de droits ont été supprimées.
L’affaire en question concernait des citoyens européens (deux ressortissants polonais et un ressortissant letton) qui avaient reçu des avis d’expulsion parce qu’ils dormaient dans la rue au Royaume-Uni. Ils vivaient tous les trois au Royaume-Uni depuis plusieurs années et travaillaient ou cherchaient du travail ou faisaient partie de la famille de citoyens européens avec un droit de séjour au Royaume-Uni.
Ils ont introduit un appel contre la décision d’expulsion et ont contesté la légalité de la politique car celle-ci était contraire au droit communautaire. Leur appel a été introduit par la Public Interest Law Unit et la North-East London Migrant Action (NELMA). La Haute-Cour a déclaré le recours contentieux recevable en vue de contrôler la légalité de la politique du ministère de l’Intérieur. Elle a retenu les trois motifs invoqués par les requérants, estimant que la politique était contraire au droit communautaire car le sans-abrisme de rue ne devait pas être considéré comme un abus de droits, discriminait des citoyens européens sur la base de leur nationalité, et exigeait un contrôle systématique illégal du droit de séjour des citoyens européens.
Les arguments à la base de l’appel et de la décision de la Haute-Cour sont conformes avec l’objet de la réclamation que la FEANTSA, en partenariat avec le réseau britannique Migrants’ Rights Network et Praxis, a introduite devant la Commission européenne le 15 juin par rapport à la violation par le Royaume-Uni de l’article 35 de la Directive 2004/38[1].
Je vous présenterai ci-dessous les principaux éléments de la politique du ministère de l’Intérieur concernant l’expulsion de citoyens européens dormant dans la rue et je vous expliquerai les raisons pour lesquelles cette politique est contraire à la législation européenne relative à la libre-circulation.
L’environnement hostile : La politique du ministère de l’Intérieur relative aux sans-abri européens
Le ministère de l’Intérieur a introduit le concept de sans-abrisme de rue en tant qu’abus des droits en mai 2016.
En novembre 2016, le Royaume-Uni a adopté les nouveaux règlements de l’EEE, qui sont entrés en vigueur le 1er février 2017. Ces règlements relatifs à l’immigration des citoyens européens constituent une refonte des règlements de 2006 et appliquent au niveau national les règlements prévus au niveau européen par la Directive 2004/38/CE (ci-dessous la Directive).
Le 1er février 2017, le ministère britannique de l’Intérieur a publié un Guide sur l’expulsion administrative des citoyens européens et des membres de leurs familles. Ce guide est la version de la politique du ministère de l’Intérieur déclarée illégale par la Haute-Cour (ci-dessous le Guide).
Dans le cadre de l’interprétation des règlements de l’EEE fournie dans le Guide, le sans-abrisme de rue est un motif approprié pour justifier l’expulsion d’un citoyen européen sur la base d’un abus de droits. Il importe de considérer cette politique à la lumière de la législation européenne relative à la libre-circulation.
Expulsion de citoyens européens en vertu du droit communautaire. Quand cela est-il admissible ?
La Directive prévoit trois situations où les États membres d’accueil peuvent limiter la libre-circulation et adopter par conséquent des mesures d’expulsion visant des citoyens européens.
· Premièrement, conformément à l’article 27 de la Directive, les États membres peuvent adopter des expulsions pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique.
· Deuxièmement, les expulsions pour d’autres raisons sont implicitement admises par la Directive. C’est le cas des citoyens européens qui ne respectent pas ou plus les conditions de résidence légale prévues par la Directive.
· Troisièmement, conformément à l’article 35 de la Directive, les États membres peuvent adopter les mesures nécessaires pour refuser, annuler ou retirer tout droit conféré par la Directive en cas d’abus de droit.
Le règlement 23(6) de règlements de l’EEE, reflétant l’approche sur les expulsions mentionnée dans la Directive, prévoit trois motifs pour l’expulsion de citoyens européens :
a) La personne ne jouit pas d’un droit de séjour ;
b) L’expulsion est justifiée pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique ;
c) L’expulsion est justifiée pour abus de droit.
Selon le Guide (pages 15 et 16), le sans-abrisme de rue peut représenter un abus du droit de séjour, et les citoyens européens et les membres de leurs familles qui dorment dans la rue peuvent dès lors faire l’objet d’une mesure administrative d’expulsion en vertu du Règlement 23(6)(c).
Cette interprétation de la notion d’abus de droit est conforme à la précédente politique adoptée par le ministère de l’Intérieur en mai 2016 dans le cadre de la période d’application des anciens Règlements de l’EEE de 2006, dans lesquels le sans-abrisme devait être interprété comme un abus de droit à la libre-circulation. En 2017, le Guide a mis à jour la politique et a commencé à interpréter le sans-abrisme de rue comme « un abus du droit de séjour ».
Dans les deux cas, les termes adoptés par la politique du ministère de l’Intérieur font clairement référence à la notion d’abus de droit prévue par l’article 35 de la Directive pour justifier des mesures administratives d’expulsion. Il a également été confirmé par le Défendeur que le terme « abus de droit » dans le Règlement 2016 a généralement la même portée que le concept d’abus de droit dans la législation européenne (comme reflété dans l’article 35 de la Directive)[2].
Par conséquent, le motif c) relatif aux expulsions justifiées pour abus de droit représente la mise en œuvre au niveau national de l’article 35 de la Directive sur l’abus de droit. Le concept d’abus de droit, comme confirmé par la Haute-Cour dans sa décision, doit être considéré en vertu du droit communautaire et en vertu de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne.
Le sans-abrisme de rue peut-il être considéré comme un abus du droit à la libre-circulation dans l’UE ?
En vertu de l’article 35 de la Directive 2004/38, les États membres peuvent expulser des citoyens européens en cas d’abus de droit ou de fraude, comme dans le cas des mariages de complaisance.
En vertu de la Communication, il est clairement établi qu’il n’y a pas d’abus lorsque des citoyens européens obtiennent un droit de séjour en vertu du droit communautaire dans un autre État membre, dans la mesure où ils bénéficient d’un avantage inhérent à l’exercice d’un droit à la libre-circulation garanti par le Traité, quelle que soit la raison de leur installation dans ce nouvel État membre.
La Communication établit clairement que la notion européenne d’abus de droit peut être définie comme un comportement artificiel adopté dans le seul but de contourner la législation nationale en invoquant les droits de libre-circulation et de séjour que lui confère la législation communautaire.
Cette interprétation est également confirmée par la jurisprudence communautaire. La Cour de Justice de l’Union européenne a précisé dans un récent jugement que la preuve d’une pratique abusive nécessite d’une part que l’objectif poursuivi par la règlementation de l’Union n’a pas été atteint et, d’autre part, que la volonté d’obtenir un avantage résultant de la règlementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention.
Comme précisé par la Haute-Cour dans sa décision, l’avantage doit avoir été obtenu de façon illicite[3]. Ce qui sépare la recherche légitime d’un avantage d’un abus de droit est premièrement l’obtention du droit ou de l’avantage dans des circonstances contraires à l’objectif de la mesure en question et, deuxièmement, l’utilisation délibérée de moyens artificiels pour obtenir le droit ou l’avantage[4].
Les règlementations britanniques relatives à l’expulsion de citoyens européens dormant dans la rue ne fournissent toutefois aucune information sur l’abus du droit à la libre-circulation dans l’UE par les personnes dormant dans la rue, et ne fournissent aucun détail spécifique relatif à un éventuel avantage obtenu par les personnes dormant dans la rue en vertu des règlementations de l’Union.
À la lumière des éléments ci-dessus, le sans-abrisme de rue, même en tant que comportement social inquiétant, ne peut certainement pas être considéré comme une pratique qui abuse le droit à la libre-circulation dans l’UE. La même conclusion a été atteinte par la Haute-Cour. Dans son avis, premièrement, le sans-abrisme de rue ne signifie pas qu’une personne qui remplit les conditions de séjour compromet les objectifs de la Directive[5]. Deuxièmement, le sans-abrisme de rue ne peut pas être considéré comme une activité artificielle réalisée pour satisfaire les conditions du droit de séjour en vertu du droit communautaire[6].
Les États membres pourraient-ils contrôler que les citoyens européens qui s’installent sur leur territoire remplissent les conditions de séjour ?
En vertu de l’article 14(2) de la Directive, le contrôle du droit de séjour ne doit pas être réalisé de façon systémique. En outre, en vertu du Règlement 26(6) des Règlements de l’EEE, les expulsions pour abus de droit ne doivent pas être invoquées systématiquement.
Conformément à la jurisprudence de l’UE, les mesures adoptées par les autorités nationales, justifiées pour abus de droit, doivent se baser sur un examen individuel du cas en question[7]. Les autorités nationales ne peuvent pas prendre de mesures sur la base d’une présomption générale d’abus, ce qui engendrerait des contrôles systémiques.
Le Guide se base sur la présomption d’existence d’un risque général d’abus de droit par les personnes dormant dans la rue. Le sans-abrisme de rue n’est pas une raison suffisante pour justifier des expulsions basées sur des considérations de prévention générale du sans-abrisme et ciblant spécifiquement une certaine catégorie de citoyens européens pour la simple raison qu’ils dorment dans la rue. La même conclusion a été tirée par la Haute-Cour, qui précise que des citoyens européens ont été ciblés uniquement parce qu’ils dormaient dans la rue et qu’ils étaient dès lors accusés d’abuser du droit à la libre-circulation dans l’UE. Des opérations à grande échelle réalisées par le ministère de l’Intérieur ont débouché sur une politique globale de contrôle, qui était systématique et par conséquent illégale[8].
Le Guide englobe d’autres violations du droit communautaires qui n’ont pas été prises en considération dans la décision de la Haute-Cour. Je vous résume brièvement ces violations de la directive ci-dessous.
Expulsions de citoyens européens ayant un droit de séjour dans l’État membre d’accueil
Le Guide (page 16) a envisagé les expulsions des citoyens européens dormant dans la rue même s’ils séjournent au Royaume-Uni depuis moins de 3 mois. En vertu de l’article 14(1) de la Directive, les citoyens européens jouissent d’un droit de séjour allant jusqu’à trois mois pour autant qu’ils ne représentent pas un fardeau pour le système de protection sociale de l’État membre d’accueil.
En vertu de l’article 14(4) de la Directive, des expulsions ne peuvent en aucun cas être adoptées contre des citoyens européens économiquement actifs, sauf pour des raisons de politique publique, de sécurité publique ou de santé publique. Être économiquement actif signifie être travailleur, indépendant ou demandeur d’emploi.
En vertu du Guide et dans le cadre de son application par le ministère de l’Intérieur, aucune évaluation n’était prévue pour vérifier si le citoyen européen qui dort dans la rue remplissait les conditions relatives au droit de séjour mentionnées dans la Directive (être économiquement actif), ou si la personne représentait un fardeau. Des sans-abri ont été expulsés en dépit des circonstances dans lesquelles ils exerçaient leur droit à la libre-circulation en vertu de la Directive et malgré le fait qu’ils n’ont jamais demandé à accéder à l’aide sociale.
Une interdiction d’entrée sur le territoire pour cause d’abus de droit
Conformément au Guide (voir Page 16), les personnes expulsées pour avoir dormi dans la rue peuvent également faire l’objet d’une interdiction de retour sur le territoire pendant 12 mois. En vertu de l’article 15(3) de la Directive, l’État membre d’accueil ne peut pas imposer une interdiction d’entrée sur le territoire dans le contexte d’une décision d’éloignement pour des raisons autres que la politique publique, la sécurité publique ou la santé publique.
Les interdictions de retour sur le territoire pendant 12 mois à la suite d’une expulsion pour cause de sans-abrisme représente une violation claire du droit communautaire, dans le cadre duquel les États membres ne peuvent imposer d’interdiction d’entrée sur le territoire dans le contexte d’une décision d’éloignement pour abus de droit.
Leçons à retenir au niveau communautaire
Aucun autre État membre de l’UE n’a à ce jour interprété le sans-abrisme de rue comme un abus du droit à la libre-circulation dans l’UE, ou comme une raison suffisante pour justifier l’expulsion de citoyens mobiles de l’UE uniquement pour des raisons de sans-abrisme. La politique du ministère de l’Intérieur déclarée illégale par la Haute-Cour n’était pas seulement une violation des règles relatives à la libre-circulation dans l’UE mais était également contraire aux valeurs et principes sociaux généraux de l’UE et des droits fondamentaux de l’UE établis dans la Charte et inscrits dans les traditions constitutionnelles communes aux États membres.
La Commission européenne a récemment confirmé que le sans-abrisme n’affecte pas le droit des citoyens européens de vivre dans un autre État membre. Le Commissaire Jourová a souligné que le sans-abrisme n’affecte pas le droit des citoyens européens de vivre dans un autre État membre de l’UE.
Depuis l’entrée en vigueur de la politique, de nombreux citoyens européens, venant principalement de pays de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est, ont été placés en détention et expulsés[9] du Royaume-Uni uniquement parce qu’ils dormaient dans la rue, même s’ils séjournaient souvent de façon tout à fait légale en vertu droit européen. Bien que le Guide ait été déclaré illégal au niveau national par la Haute-Cour, je considère que la Commission européenne doit adopter une position formelle contre cette politique et condamner le Royaume-Uni pour sa mise en œuvre de cette politique depuis 2016, en vue de prévenir l’adoption de telles mesures par d’autres États membres de l’UE. En outre, il est également important pour la Commission européenne de se montrer vigilante pour évaluer si la politique révisée proposée par le Royaume-Uni est conforme avec le droit communautaire.
[1] Cette réclamation se base sur le travail réalisé par la FEANTSA dans le cadre du projet Prodec sur les droits des citoyens mobiles de l’UE en situation de précarité. La réclamation a été inclue dans les documents fournis par les requérants pour demander la recevabilité du recours contentieux.
[2] Voir les moyens de défense du Secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, page 14, point 42.
[3] Voir point 81 de la décision.
[4] Voir point 82 de la décision.
[5] Voir le point 98 de la décision.
[6] Voir les points 102-106 de la décision.
[7] Voir le jugement dans McCarthy et autres, C-202/13, EU:C:2014:2450, paragraphe 54.
[8] Voir le point 123 de la décision.
[9] En septembre dernier, l’Independent a révélé que le nombre de citoyens mobiles de l’UE expulsés du Royaume-Uni avait quintuplé depuis 2010 et avait particulièrement augmenté au cours de l’année passée. Dans plusieurs villes européennes, les citoyens mobiles de l’UE représentent un pourcentage important des personnes dormant dans la rue.