Le drame social du logement en Espagne : diagnostic et réponses possibles

 

Par Andrea Carrasco López, avocate et militante pour l'accès au logement, & Germán M. Teruel Lozano, Docteur en Droit, membre du RACSE/ANESC

 

L’accès au logement digne en Espagne représente un drame social qui affecte actuellement des milliers de familles. Toutefois, il est difficile d’estimer l’ampleur réelle du problème car les statistiques disponibles sont erronées ou incomplètes. Selon certaines statistiques officielles, en 2014, quelques 28.877 saisies immobilières se sont soldées par des expulsions (11,9% de plus qu’en 2013)[1]; ces statistiques ne font pas de distinction entre les expulsions du logement principal et les expulsions d’autres types de logement. En outre, selon la Banque d’Espagne, le pays assiste à une augmentation de 2% de la fourniture de logements émanant de procès judiciaires entre 2013 et 2014[2]. Tout porte à croire que la situation du logement en Espagne continuera à empirer, mais comment en est-on arrivés là ?

 

Il est manifeste qu’il n’existe pas de réponse unique aux différentes causes du problème. Il existe une longue liste de facteurs qui, conjointement, génèrent un cocktail fatal : les difficultés de l’accès au marché de la location, le surendettement des familles causé par la crise économique, la hausse du chômage[3] ou la perte de prestations, les coupures gouvernementales des aides et subventions à cause de la crise économique, la corruption urbanistique et la spéculation boursière créant une bulle immobilière, un parc limité de logements sociaux (1,1% de l’ensemble des logements en Espagne)[4] et le nombre élevé de logements inoccupés (3,44 millions selon le recensement de 2011)[5], entres autres. Connaît-on les effets de la conjonction de ces facteurs ? Probablement pas. Déjà en 2006, la menace du droit au logement en Espagne fut décrite dans le rapport publié par le Rapporteur spécial des Nations Unies après sa visite dans ce pays, laissant entrevoir un avenir inquiétant pour le droit social[6]

 

Devant ces conséquences, les différents gouvernements ont-ils pris les décisions qui s’imposaient ? À nouveau, la réponse est négative. Malgré la hausse du nombre de personnes touchées au cours de ces dernières années, les mesures adoptées par les autorités ont été insuffisantes, et les progrès bien trop limités[7]. Parmi ces quelques progrès, il convient de souligner l’adoption d’un Code de bonne conduite bancaire en 2012 (réformé en 2013 et 2015)[8], adopté facultativement par les banques, et dont l’objectif est d’offrir aux personnes touchées une restructuration des dettes, une remise de dettes ou, selon la volonté de la banque, la dation en paiement. Une autre nouveauté est la possibilité de suspendre l’expulsion des personnes qui se retrouvent dans une situation de « vulnérabilité spéciale »[9]. Au niveau judiciaire, il importe de signaler les tentatives d’interprétation de la conformité de la législation espagnole avec la Directive 93/13/CEE[10], étant donné sa mauvaise transposition en Espagne par rapport à la révision des clauses abusives dans les contrats de prêt hypothécaire, comme l’a constaté la Cour de Justice de l’Union européenne.[11]

 

Toutefois, de nombreux problèmes persistent. Par exemple, selon la conception actuelle de la procédure de saisie immobilière, les débiteurs peuvent perdre leur logement à la faveur de la banque et rester avec une dette en attente de paiement, dans la plupart des cas non recouvrable, condamnant les familles concernées à une dette perpétuelle. D’autre part, les critères de « vulnérabilité spéciale » exigés légalement sont tellement restrictifs que la plupart des personnes menacées d’exclusion sociale ne les remplissent pas. Il reste en outre les inégalités entre les parties en contrat de prêt et en saisie hypothécaire[12], dans la mesure où l’entité financière peut choisir le type de procédure à suivre contre le débiteur (par exemple extrajudiciaire ou judiciaire); ou l’imposition des clauses contractuelles déterminées qui engendrent un déséquilibre manifeste entre le consommateur et la banque (cession de crédit sans l’accord de l’emprunteur, possibilité de porter plainte avec seulement trois impayés, entres autres). Existe-t-il réellement des alternatives viables, différentes du refinancement (augmentation de la période de remboursement et du montant de l’hypothèque), pour les débiteurs confrontés à des difficultés financières ? Existe-t-il des conséquences différentes que l’expulsion pour les familles en Espagne ?

 

Parmi les propositions pour lutter contre ce problème, il importe de souligner l’augmentation du parc de logements sociaux et le ralentissement des ventes de logements sociaux à des fonds vautour ; l’amélioration de l’accès aux locations sociales, en faisant de celui-ci une vraie option différente de l’accès à la propriété ; la sanction et l’expropriation des logements restés inoccupés pendant de longues périodes, comme l’ont proposé plusieurs législations adoptées par des communautés autonomes[13] ; certaines réformes législatives qui prévoient des solutions viables, accessibles et tendant à équilibrer la position actuellement déséquilibrée entre les consommateurs et les banques ainsi que les mesures pour déterminer les responsabilités face aux titrisations de dette effectuées par différentes entités financières, et face aux hypothèques « subprime ».

 

Il reste indiscutable que le logement est un bien essentiel de première nécessité, sans lequel il est difficile de s’épanouir au niveau personnel et familial, de jouir d’une autonomie et d’exercer ses autres droits humains. Ainsi, selon l’Observation Générale Nº4 du Comité des Droits économiques, sociaux et culturels « il ne faut pas entendre le droit au logement dans un sens étroit ou restreint, qui l’égale, par exemple à l’abri fourni en ayant simplement un toit au-dessus de sa tête, ou qui le prend exclusivement comme un bien. Il convient au contraire de l’interpréter comme le droit à un lieu où l’on puisse vivre en sécurité, dans la paix et la dignité »[14], et il faut dès lors inclure différentes caractéristiques, comme un certain niveau de sécurité de location « pour profiter au mieux d’un logement adéquat ».[15] Il importe en outre de mentionner la Constitution espagnole (CE), qui dans son article 47 reconnaît le droit à un logement digne et invite les pouvoirs publics à promouvoir « les conditions nécessaires et établir les normes pertinentes pour rendre effectif ce droit, en réglementant l’utilisation du sol conformément à l’intérêt général pour empêcher la spéculation ». Il existe par ailleurs de nombreux traités internationaux[16] qui abordent ce droit social essentiel et qui doivent être interprétés à la lumière de l’article 10.2 de la CE.

 

Dès lors, il convient de forcer un meilleur engagement des pouvoirs publics pour reconnaître et garantir le droit au logement comme un droit réellement effectif, en vue d’éviter toute spéculation. En outre, lorsque ce droit social est en jeu, les juges doivent délibérer en utilisant l’interprétation la plus favorable à ce droit, conformément aux normes reconnues internationalement. Malgré les difficultés, et comme le souligne la Plataforma de Afectados por la Hipoteca (PAH)[17], « c’est possible, mais ils ne le veulent pas » ; en définitive, tout est une question de volonté politique.

 

 


[2] Banque d4espagne : Document d’information sur les procédures de saisies hypothécaires (30 juillet 2015) http://www.bde.es/f/webbde/GAP/Secciones/SalaPrensa/NotasInformativas/Briefing_notes/es/notabe300715.pdf

[3] Données de l’Institut national des statistiques (2008 -2015): http://www.ine.es/daco/daco42/daco4211/epa0115.pdf

[4] Données fournies par Amnesty International (2015): https://www.es.amnesty.org/paises/espana/derecho-a-la-vivienda/

[5] Recensement de la population et de l’habitat 2011 de l’Institut national des statistiques : http://www.ine.es/censos2011_datos/cen11_datos_inicio.htm

[6] Rapport du Rapporteur spécial de l’ONU pour un logement adéquat après sa visite en Espagne (2006):  http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=7769&LangID=E

[7] Rapport de l’Observatoire DESC et de la Plataforma de Afectados por la Hipoteca (2013): “Emergencia habitacional en el estado español: la crisis de las ejecuciones hipotecarias y los desalojos desde una perspectiva de derechos humanos”: http://afectadosporlahipoteca.com/2013/12/17/informe-emergencia-habitacional/

[8] Arrêt royal 6/2012, du 9 mars, sur les mesures urgentes de protection des débiteurs hypothécaires sans ressources : https://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-2012-3394

[9] Arrêt royal 27/2012, du 15 novembre, sur les mesures urgentes pour renforcer la protection des débiteurs hypothécaires (http://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-2012-14115 ); Loi 1/2013, du 14 mai, sur les mesures pour renforcer la protection des débiteurs hypothécaires, la restructuration de dette et le logement social (http://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-2013-5073 ) et Arrêt royal 1/2015, du 27 février, sur le mécanisme de deuxième chance, la réduction de la charge financières et les autres mesures sociales (http://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-2015-2109 ).

[10] Directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, sur les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs.

[11] SSTJUE, Affaire C-415/11, Mohamed Aziz c. Catalunyacaixa, du 14 mars 2013; Affaire C‑226/12 Constructora Principado SA c. José Ignacio Menéndez Álvarez, du 16 janvier 2014 et Affaire C-169/14, Sánchez Morcillo c. BBVA, du 17 juillet 2014.

[12] Rapport d’Amnesty International Espagne Derechos desalojados. El derecho a la vivienda y los desalojos hipotecarios en España (19 juin 2015).

[13] Parmi les autres lois des communautés autonomes : Loi 18/2007, du 28 décembre, sur le droit au logement du Parlement de la Catalogne https://www.boe.es/diario_boe/txt.php?id=BOE-A-2008-3657; Loi 1/2010, du 8 mars, qui règlemente le droit au logement en Andalousie http://www.boe.es/diario_boe/txt.php?id=BOE-A-2010-5218 et la Loi 4/2013, du 1er octobre, sur les mesures pour garantir la fonction sociale du logement http://www.boe.es/diario_boe/txt.php?id=BOE-A-2013-11497 (modifiée par la décision du Tribunal constitutionnel espagnol 93/2015, du 14 mai). 

[14] Observation générale n°4 du CESCR (1991): « Le droit au logement adéquat : Art.11 (1) de la Convention ».  http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/(Symbol)/469f4d91a9378221c12563ed0053547e?Opendocument

[15] Résolution A/HRC/25/L.18/Rev.1 Conseil des Droits de l’Homme (26 mars 2014): « Le logement adéquat comme élément à part entière du droit à un niveau de vie adéquat » http://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/25/L.18/Rev.1

[16] Entre autres, voir le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels (art. 11); la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (art. 25) et la Charte fondamentale des Droits fondamentaux de l’UE (art. 32.3).

[17] Site officiel de la PAH: http://afectadosporlahipoteca.com/

 

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