Publication du 8ème regard sur le mal logement en Europe 2023

 

La Fondation Abbé Pierre et la FEANTSA ont publié leur 8ème rapport annuel sur l'exclusion liée au logement en Europe. Ce rapport révèle de nouvelles estimations du nombre de sans-abri en Europe et met l'accent sur la question des logements insalubres.

 

Le spectre de l’inflation

Les répercussions de la guerre en Ukraine ont aggravé une crise du logement déjà bien installée en Europe. Cette crise pèse très lourdement sur les ménages les plus modestes, fortement impactés par la flambée des prix, mais également sur les services d’aides aux personnes sans-abri qui ont vu les sollicitations augmenter.

Après deux années difficiles, l’Europe connaît des taux d’inflation inédits depuis plus de vingt ans. Les prix de l’énergie et des denrées alimentaires ont été particulièrement impactés. Les premiers ont fortement augmenté (25% en décembre 2022) du fait de la fin de l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe. Les seconds ont également connu une hausse exceptionnelle (14% en décembre 2022), l’Ukraine et la Russie représentant près de 30% des exportations de blé au niveau international. Or dans tous les pays européens, l’alimentation et l’énergie constituent de fait une part importante du budget des ménages à bas revenus. Les dépenses énergétiques pèsent en particulier lourdement sur les salarié·e·s modestes et précaires qui habitent massivement des logements mal isolés, les rendant vulnérable face à la flambée des prix.

Les États européens ont pris diverses dispositions pour amortir ces hausses des coûts et protéger leur population, mais nombre d’entre elles se révèlent insuffisantes pour empêcher les plus vulnérables de basculer ou de s’enfoncer dans la précarité. La plupart des gouvernements ont en effet privilégié des mesures non ciblées consistant à infléchir certains prix au détriment de politiques de soutien aux revenus.

Accueil des réfugié·e·s venu·e·s d’Ukraine

Soumis à la législation européenne, les États de l’Union ont, à des degrés divers, accueilli les 4,5 millions de réfugié·e·s ukrainien·ne·s au titre de la protection subsidiaire (plus de 1,4 million de personnes étaient enregistré·e·s en Pologne au 12 septembre 2022). Si les enjeux soulevés par cet accueil inconditionnel sont multiples, l’hébergement apparaît sans conteste comme un des défis majeurs. Malgré la mise à disposition de fonds européens pour aider les États membres à recevoir ces exilé·e·s dans les meilleures conditions possibles, les pouvoirs publics ont peiné à étendre suffisamment l’offre existante d’hébergement, même si ceux-ci ont pu massivement trouver et subventionner des lieux d’hébergement privés (comme les hôtels). En outre, les états membres se heurtent à des difficultés d’un tout autre ordre lorsqu’il s’agit de trouver des perspectives de séjour à plus long terme pour les réfugié·e·s.

Aujourd’hui, dans de nombreux pays européens, les aides financières destinées à l’hébergement des réfugié·e·s ont diminué pour inciter celles-ci et ceux-ci à intégrer les systèmes locatifs nationaux. Cette transition vers la location d’appartements publics ou privés vient peser sur un marché déjà saturé. Par ailleurs, les difficultés d’accès au logement peuvent être accrues pour les réfugié·e·s du fait de leur manque de familiarité avec la langue et les spécificités du marché locatif local, de l’insuffisance de leurs revenus ou de l’impossibilité de produire les documents exigés par les bailleurs – sans compter, dans certains cas, les comportements discriminatoires et les préjugés négatifs de ces derniers à l’égard des étranger·ère·s.

895 000 personnes sans-abri en Europe

Le contexte est alarmant mais la situation n’est pas nouvelle. Pas moins de 895 000 personnes sont sans domicile en Europe. Cette estimation – basée sur des données fragmentaires et qui ne rend compte que des formes d’exclusion du logement les plus visibles – atteste de l’incapacité des pays européens à faire du logement un droit fondamental. Chaque nuit en Europe, une population équivalente à celle d’une ville comme Marseille ou Turin est privée de « chez-soi ».

Le phénomène reste malheureusement en augmentation dans la majorité des États membres. En Allemagne, selon le dénombrement mené pour la première fois à l’échelle nationale en 2022, 262 645 personnes sont sans domicile ; l’Espagne a recensé 28 552 personnes sans domicile cette même année, soit 24% de plus qu’en 2012 ; 11 632 personnes étaient prises en charge dans les centres d’hébergement d’urgence en Irlande fin décembre, le nombre de personnes faisant appel aux services d’hébergement a augmenté de 40% au cours des deux dernières années. Pour l’heure, seuls quelques pays, comme la Finlande, le Danemark et l’Autriche, sont parvenus à réduire significativement le nombre de personnes sans domicile sur leur territoire. L’inversion de la tendance appelle donc des efforts politiques conséquents et des mesures structurelles audacieuses.

Des logements insalubres, surpeuplés et mal isolés

La qualité moyenne des logements européens s’est globalement améliorée au cours des dernières décennies. Pour autant, des millions de personnes continuent de vivre dans des conditions indignes en Europe en 2023. Insalubrité, surpeuplement, difficulté à maintenir une température adéquate, exposition à des polluants, absence d’installations sanitaires, risque d’incendie et parfois d’effondrement restent une réalité quotidienne pour nombre d’européen·ne·s. L’indignité du logement est au croisement d’une série de problématiques sociales, économiques et politiques : précarisation des ménages les plus modestes, dérégulation du marché du logement et spéculation immobilière, politiques publiques défaillantes, normes juridiques inadaptées, parc social insuffisant ou délabré, etc. Faute de moyens ou d’offres sociales, une frange de la population, incapable de faire face au coût élevé du logement, se retrouve captive d’un sous marché locatif dégradé ou rivée à des propriétés impossibles à rénover.

Compte tenu des disparités entre les parcs de logements nationaux, à la fois en termes de disponibilité et de qualité, l’habitat indigne est très inégalement réparti sur le territoire européen. Dans certains pays, une proportion importante de la population vit dans des logements inférieurs aux normes moyennes d’habitabilité. En 2020, pas loin de la moitié de la population (45%) vivait dans des logements surpeuplés en Roumanie, et plus d’une personne sur huit (13%) vivait dans une habitation sans toilettes intérieures en Bulgarie. Pour autant, l’indignité du logement, ne se limite pas à l’Europe de l’Est. En 2020, près d’un cinquième de la population (18%) vivait dans un logement pouvant être considéré comme insalubre en France, et presque un quart des logements locatifs privés (23%) était jugé indécent au Royaume-Uni. À noter que l’insalubrité ou le manque d’espace n’est pas l’apanage des locations mises sur le marché par des propriétaires peu scrupuleux·euses. Les conditions indignes d’habitation concernent également une myriade de petit·e·s propriétaires occupant·e·s dans l’incapacité matérielle d’entretenir ou de rénover leur logement.

Selon Eurostat, 4,3% de la population totale européenne, soit plus de 19,2 millions de personnes, était dans une situation de privation sévère liée au logement en 2020. Ce taux correspond au pourcentage de personnes habitant un logement surpeuplé qui présente au moins un des défauts suivants : « logements dont le toit fuit, sans baignoire ou douche ni toilette intérieure ou considérés comme trop sombres ». Les personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans cette même situation représentaient 10,2% de la population européenne, un chiffre qui tend à attester la corrélation entre la précarité économique et l’indignité du logement. Les données d’Eurostat permettent également d’avoir une vue plus précise sur les différentes dimensions de l’habitat indigne : en 2020, 14,8% des ménages européens (23,1% des ménages vivant sous le seuil de pauvreté) habitaient un logement présentant des infiltrations, des fondations humides ou des moisissures ; 17,4% (29,2%) vivaient dans un logement surpeuplé ; et 7,5% (18,1%) étaient dans l’incapacité de maintenir une température adéquate dans leur logement.

Le coût de l’indignité

Le logement indigne peut avoir de graves conséquences sur la vie de ses occupant·e·s et de leur voisinage immédiat. Ses manifestations les plus dramatiques sont les effondrements et les sinistres des bâtiments ayant entraîné le décès de leurs habitant·e·s. Deux cas récents ont particulièrement marqué l’imaginaire collectif européen : l’incendie de la Tour Grenfell à Londres en 2017, et l’effondrement des immeubles rue d’Aubagne à Marseille en 2018.

Le logement est aujourd’hui reconnu comme l’un des principaux déterminants sociaux de la santé. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, « l’insalubrité des logements est responsable de plus de 100 000 décès chaque année dans la Région européenne de l’OMS ». L’humidité et les moisissures, très répandues dans les logements européens, peuvent entraîner affections respiratoires, asthme et allergies, mais aussi affecter le système immunitaire. L’insalubrité ou le surpeuplement des logements peuvent par ailleurs générer stress, anxiétés et dépressions.

Globalement, l’habitat indigne participe d’une forme d’exclusion : les conditions de logements inadéquats privent les occupant·e·s d’opportunités sociales et économiques. L’absence d’équipements de base, l’exposition au bruit, le manque d’espace et la promiscuité peuvent impacter l’insertion professionnelle, les résultats scolaires, et avoir des conséquences sur l’éducation des enfants. L’habitat indigne a également un coût significatif, en particulier parce qu’il génère d’importants frais médicaux. Il y a quelques années déjà, Eurofound estimait que le coût annuel total pour les économies de l’UE du maintien des personnes dans des logements inadéquats avoisinait les 194 milliards d’euros, et que les rénovations nécessaires pour venir définitivement à bout du problème seraient remboursées en l’espace de 18 mois par les économies réalisées par le biais de la réduction des frais de santé et de l’amélioration de la situation sociale.

Lutter contre l’habitat indigne

Afin de lutter efficacement contre l’habitat indigne, il convient en premier lieu de soutenir financièrement les ménages. Les transferts sociaux restent pour l’heure un levier privilégié pour endiguer les inégalités qui font prospérer le logement inadéquat. Mais les politiques axées sur la demande réduisent souvent l’accessibilité au logement lorsqu’elles ne s’accompagnent pas d’une augmentation de l’offre. La lutte contre l’habitat indigne peut être mobilisée pour créer de nouveaux logements sociaux ou développer une offre de logement privé à prix abordable. Si de nombreux projets locaux ont fait cette expérience, peu ont été portés à l’échelle nationale. Combattre l’habitat indigne passe également par la nécessité de faire respecter les normes minimales d’habilité et d’assurer la protection effective des locataires telle qu’elle est prévue par le droit. Dans les faits, de nombreux facteurs participent à entraver l’accès au droit des locataires, par définition engagé·e·s dans des rapports contractuels inégaux avec les bailleurs. Les habitant·e·s ne sont pas toujours averti·e·s des procédures juridiques disponibles, ou préfèrent ne pas y avoir recours et s’accommoder de conditions de vie indignes faute d’alternative ou par crainte d’aggraver leur situation déjà précaire.

Afin de lutter contre les dérives du marché du logement, des mesures de régulation peuvent être mises en place par les États. L’un des leviers disponibles consiste à favoriser l’investissement dans la construction de logements abordables, autrement dit orienter les investissements vers des segments socialement utiles même si ceux-ci ont une plus faible rentabilité. Mais la régulation du marché du logement peut aussi plus simplement prendre la forme d’un encadrement du montant des loyers. Ce type de réglementation est particulièrement efficace pour garantir l’accessibilité aux locations modestes. Des études démontrent que l’encadrement des loyers parvient à protéger les locataires vulnérables en limitant les hausses de prix et les effets d’éviction lorsque les quartiers gagnent en attractivité.

Face à la crise climatique et énergétique, l’amélioration de la qualité du parc immobilier européen est devenue un enjeu politique majeur. Annoncée par l’Europe dans le cadre de son « pacte vert », la « vague de rénovation » visant à réduire les émissions carbones doit permettre de lutter contre la pauvreté énergétique et les logements insalubres. Mais des garde-fous sont nécessaires pour protéger les ménages de l’augmentation des coûts du logement : des subventions publiques et des mesures d’accompagnement devront impérativement être déployées pour soutenir les petit·e·s propriétaires occupant·e·s et les locataires à faibles revenus.

Recommandations

Concrétiser l’ambition de la Plateforme européenne de lutte contre le sans-abrisme

Lancée en 2021 dans le cadre du plan d’action du pilier européen des droits sociaux, la Plateforme européenne de lutte contre le sans-abrisme (EPOCH) est la toute première initiative politique européenne pour combattre l’exclusion du logement. Les États membres, les institutions européennes et les différentes parties prenantes se sont engagés à travailler ensemble pour mettre fin au sans-abrisme d’ici 2030. Il s’agit d’une avancée majeure en matière de droits sociaux, domaine dans lequel les compétences de l’UE sont limitées. Les stratégies initiées pour améliorer la collecte des données, trouver des moyens de financement et promouvoir le partage de connaissances sont des signaux encourageants. Pour aller plus loin et concrétiser l’ambition d’EPOCH, la FEANTSA et la FAP proposent les recommandations suivantes :

  • Tous les États membres doivent concevoir et déployer d’urgence des stratégies nationales pour mettre fin à l’absence de « chez-soi ».
  • La Commission européenne devrait s’appuyer sur les réalisations des trois dernières années et continuer à développer EPOCH afin d’en faire un forum de soutien aux actions visant à combattre l’exclusion du logement. Pour ce faire, un nouveau programme de travail pluriannuel, un cadre de gouvernance solide et un budget structurel doivent être adopté par la nouvelle Commission.
  • Toutes les politiques européennes pertinentes devraient pouvoir être mobilisées pour parvenir à mettre fin au sans-abrisme. Cet objectif nécessite le développement d’une coordination entre les directions générales au sein d’EPOCH.

Mettre en œuvre la « vague de rénovation » permettant d’éradiquer l’habitat indigne

Dans le cadre du Green Deal, la Commission européenne a proposé une stratégie ambitieuse pour la rénovation des bâtiments, incluant les logements résidentiels, connue sous le nom de « vague de rénovation ». La législation qui sous-tend cette stratégie est actuellement en cours de négociation. Pour résoudre le problème de l’habitat indigne et éviter de rendre les logements inabordables pour les ménages à faibles revenus, la FEANTSA et la FAP proposent les recommandations suivantes :

  • La crise sanitaire a mis en évidence la place cruciale qu’occupe le logement dans les débats relatifs à la santé. La lutte contre les logements insalubres relève de la santé publique et doit être au centre de la conception et du déploiement de la « vague de rénovation ».
  • Un financement adéquat et ciblé doit être mis à disposition pour assurer une « vague de rénovation » socialement juste. En effet, la rénovation énergétique et la décarbonisation des systèmes de chauffage et de climatisation nécessitent des investissements massifs que les ménages à faibles revenus ne pourront pas assumer.
  • La rénovation énergétique et la transition vers des systèmes de chauffage et de refroidissement écologiques et abordables nécessite une planification qui doit prendre en considération les spécificités du parc immobilier et la capacité financière des ménages.
  • Des garde-fous sociaux doivent être mis en place pour garantir que le coût de la vague de rénovation n’alimente pas l’exclusion du logement. Il s’agit notamment de limiter les augmentations de loyer, de freiner la gentrification et d’axer la rénovation sur les besoins des groupes existants plutôt que sur la valorisation des biens immobiliers.
  • La définition et la cartographie de l’habitat indigne en Europe doivent faire l’objet d’un travail plus approfondi. Une grille de lecture commune à l’ensemble des États membres pourrait être établie concernant les normes minimales d’habitabilité.

Lire le rapport complet en anglais et en français ici.

Lire Chapitre 3: Les Normes Minimales de Logement Digne en Europe

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