Accès à la justice pour le droit au logement en Espagne : avancées et obstacles d’un droit contesté

 

Sonia Olea Ferreras

Experte juridique en droits de l’homme

Cáritas Española

 

1.Statistiques à ce jour :

En Espagne, la politique publique fondée sur les droits de l’homme en matière de logement est inexistante, et le logement est considéré comme un investissement économique. Les statistiques actuelles nous montrent que des centaines de milliers de personnes éprouvent toutes les difficultés à trouver et à garder un logement :

  • Les prix des logements augmentent de façon incontrôlable, représentant parfois jusqu’à douze fois les salaires mensuels (selon la presse).
  • Six expulsions sur dix émanent de procédures découlant de la LAU (Loi des locations urbaines). Pas moins de 9557 au cours du dernier trimestre de 2018. Quelques 63,7% des expulsions concernaient des locations (selon le Conseil Général du Pouvoir Judiciaire)
  • Pas moins de 585.047 expulsions entre 2008 et 2017 en Espagne (Le mouvement PAH)
  • Selon une enquête de la FOESSA en 2018, 13,6% de la population rencontre des difficultés pour payer non seulement l’hypothèque ou le loyer mais également les factures énergétiques pour avoir une vie décente.
  • 7,4% paient leur hypothèque ou leur loyer en retard.
  • 15% paient leurs factures énergétiques en retard.
  • Selon l’INE (Institut national des statistiques), près de 4,5 millions de personnes consacrent 40% de leurs revenus à leur logement.
  • Plus de deux mille personnes vivent dans des établissements en plastique au milieu de la forêt de Huelva (Cáritas Huelva).
  • La fourniture de logements sociaux (Vivienda protegida) a chuté considérablement, passant de 63.990 logements en 2008 à 2.618 logements en 2017. Selon le dernier rapport du Défenseur des droits en 2013, il y avait 10.000 logements sociaux inoccupés.
  • Les dernières statistiques collectées en 2011 par l’Institut national des statistiques, l’INE, indiquent que 3.443.365 logements étaient inoccupés.
  • Six personnes sur dix en situation d’exclusion sociale pour la première fois sont confrontées à des problèmes de logement (FOESSA 2018).

 

2.- L’accès à la justice pour le droit au logement en Espagne au cours des cinq dernières années : un parcours semé d’embûches.

L’accès à la justice dans les cas d’incapacité d’exercer ce droit ou de perte de ce droit humain est pour le moins compliqué pour les familles et personnes qui vivent en Espagne. En outre, les outils juridiques pour lutter contre ce problème émanent principalement du niveau international (Europe et Nations Unies).

Or, le gouvernement espagnol a attendu plusieurs années avant de mettre en œuvre ces décisions et mesures :

  • Arrêts de la Cour européenne de Justice contre l’Espagne : pour violation des droits des citoyens en tant que consommateurs (clauses contractuelles, annulation rétroactive, etc.) et non-respect des dispositions de la Directive 93/13/CE (Aziz, Sanchez Morcillo, affaires Hidalgo Rueda et autres affaires – l’annulation des clauses abusives contre les consommateurs et plus de transparence).
  • L’intervention de la Cour Européenne des Droits de l’Homme suspendant les expulsions dans les cas où la victime n’a accès à aucun logement alternatif : articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et non-recherche de logement alternatif (Affaire IVIMA (Madrid) Ap. 77842/12 A.M.B. et autres c. Espagne (12.12.2012). Cañada Real Case (Madrid) App. 3537/13 Raji et autres c. Espagne (01.31.2013). Salt Case (Girona) Ap. 62688/13 Ceesay Ceesay et autres c. Espagne (15.10.2013).

Il importe de mentionner les recommandations et décisions du CDESC[1] qui n’ont pas reçu de réponse. Elles enjoignent le gouvernement espagnol de suspendre toute procédure d’expulsion qui ne prévoit pas de logement alternatif. Même lorsque des enfants sont impliqués, lorsque les personnes concernées se trouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité ou en cas de mesures provisoires ordonnées par le CEDESC. Ce type d’expulsions ont lieu chaque semaine. [2].

Les recommandations générales du CDESC en 2015 étaient les suivantes :

  • Adopter des mesures législatives et/ou administratives appropriées pour garantir que dans les procédures judiciaires relatives à une expulsion de locataires, les défendeurs peuvent objecter ou déposer un recours afin de permettre au juge de prendre en considération les conséquences de l’expulsion ainsi que sa compatibilité avec la Convention ;
  • Adopter les mesures nécessaires pour améliorer la coordination entre les décisions des tribunaux et les actions des services sociaux, dans la mesure où le manque de coordination peut déboucher sur des expulsions de personnes qui se retrouvent sans hébergement ;
  • Prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que les expulsions impliquant des personnes qui n’ont pas les moyens d’obtenir un logement alternatif soient mises en œuvre uniquement après consultation des personnes concernées et après la prise par l’État de toutes les mesures possibles, au maximum des ressources disponibles, pour s’assurer que les personnes exclues bénéficient d’un logement alternatif, surtout dans les cas impliquant des familles, des personnes âgées, des enfants et/ou d’autres personnes en situation vulnérable ;
  • Développer et mettre en œuvre, en coordination avec les communautés autonomes, au maximum des ressources disponibles, un plan global pour garantir le droit au logement adéquat des personnes à bas revenus, conformément au Commentaire général n° 4. Ce plan devrait englober les ressources nécessaires, des indicateurs, des dates butoir et des critères d’évaluation pour garantir le droit de ces personnes au logement de façon raisonnable et mesurable.

Trois ans plus tard, les organisations de la société civile[3] sont obligées de continuer à demander :

  • L’élaboration d’un plan stratégique qui lutte contre le manque chronique de logements sociaux en Espagne :
    • Développement d’un plan stratégique en matière de logement social
    • Mise en œuvre d’une loi nationale sur le logement[4]
    • Mise en œuvre de plans de promotion du logement social avec des systèmes de participation et d’évaluation
    • Hausse budgétaire pour les politiques de logement
    • Modification du Plan national sur le logement 2018-2021. Inclusion du logement social dans ce Plan
  • La modification du Code de procédure civile afin d’obtenir une cessation des expulsions jusqu’à la présence d’un logement alternatif et bien évidemment avec l’intervention des services sociaux dans le suivi de ce processus en coordination avec les tribunaux compétents.

Non seulement ces politiques publiques demandées par les Nations Unies à notre État ne sont pas mises en œuvre, mais les procédures d’expulsion sans hébergement alternatif sont en plus remises en question par les procureurs généraux (constitutionnel et sous-direction générale des droits de l’homme). Ils mentionnent dans leurs communications aux cours et tribunaux de référence que « les mesures préventives adoptées par le Comité (DESC) n’ont pas d’effet contraignant ».

Cela implique dès lors que les expulsions ne sont pas suspendues, et qu’en fin de compte, de nombreuses personnes et familles sont privées de leur droit au logement.

 

3.-Une lueur d’espoir  :

Lors de ces dernières années, la plupart des Communautés autonomes ont élaboré des lois sur la fonction sociale du logement, notamment la loi du Pays Basque, reconnaissant le logement social comme un droit subjectif et récupéré sur le plan administratif.

Deux arrêtés de notre Cour suprême se sont avérés essentiels : le premier publié en 2018 dans l’affaire Angeles Gonzalez Carreño (Arrêté n° 1263/2018), qui établit le statut contraignant d’une décision du comité (application de protocoles facultatifs) ; la deuxième publié dans la décision n° 1.797 / 2017 entrainant la suspension de l’entrée dans un logement pour pouvoir mener à bien l’exécution forcée de la résolution de l’IVIMA en cas d’occupation avec enfants parce que le juge n’a pas pris en considération les intérêts en jeu et leur proportionnalité.

En 2018, un Intergroupe parlementaire a été créé pour le suivi des recommandations du sixième rapport périodique du Comité DESC pour l’Espagne en 2018.

En outre, étant donné le nombre de communications contre l’État espagnol devant le Comité DESC, des protocoles d’action ont été initiés entre la Mission permanente de l’Espagne à Genève, le Bureau des droits de l’homme du Ministère des Affaires étrangères et le Ministère de la Justice, afin d’envoyer une demande de mesures préventives aux juges et tribunaux de référence.

Un département spécial a également été créé au sein du Ministère de la Justice pour le suivi des traités internationaux et de leurs comités.

Au cours de ces derniers mois, le gouvernement actuel a initié deux procédures de réforme

  • Juridique : concernant les différents règlements[5] qui affectent le droit humain au logement au niveau national,
  • Politique : création d’un nouveau Plan sur les droits de l’homme, contenant notamment une section spécifique sur le logement.

La première n’a pas été ratifiée par le Parlement et a été dérogée, alors que la deuxième a été interrompue par l’appel aux élections législatives avant la fin de la législature actuelle.

Grâce au travail de la PAH, il existe une proposition de loi sur le logement social au Parlement.

Enfin, la société civile a été invitée à suivre les recommandations générales (mentionnées plus haut) du Comité DESC à notre gouvernement en 2017, avant l’implication du pouvoir judiciaire, du Parlement et des ministères, et en coordination avec l’Ombudsman (essentiel pour le suivi de la garantie des droits de l’homme par les États). Les membres du groupe de suivi de la décision du Comité DESC créé il y a plus d’un an sont : La PAH, Amnesty International, CAES (Centro de Asesoría y Estudios Sociales), la FEANTSA, ObservatoriDESC, Provivienda, Fundación General de la Abogacía, Arquitectura sin Fronteras, Federación Regional de Asociaciones Vecinales de Madrid, Federación de Asociaciones Vecinales de Barcelona, Sindicato de Inquilinos, ESCR-Net et Cáritas Española.

Une des grandes réussites de ce groupe a été d’obtenir du Comité permanent du Conseil général du système judiciaire l’accord (10/31/2018) de diffuser la décision du Comité DESC à tous les organismes judiciaires via les hautes cours de justice et de l’ajouter à leurs plans continus d’éducation pour les juges.

Petit à petit, nous ouvrons des fenêtres pour faciliter l’accès à la justice pour le droit humain au logement qui n’est pas soutenu adéquatement par notre gouvernement.

 

 

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