Réponses des gouvernements régionaux en Espagne à la crise du logement et au sans-abrisme : La fonction sociale du logement

Décembre 2015

Par Sonia Olea Ferreras, Equipe pour la défense des droits - Caritas Espagne / Membre du Groupe d’experts sur le droit au logement, FEANTSA

 

  I. Panorama de la situation actuelle sur la crise du logement et le sans-abrisme

Depuis 2007, de nombreuses études ont été réalisées sur la crise du logement constatée en Espagne. Voici quelques données pour vous donner un aperçu de la situation générale, une situation où des centaines de milliers de personnes n’ont pas, ou plus, accès à un logement décent et suffisant :[1]

  • 21,6% des personnes vivant en Espagne vivent en dessous du seuil de risque de pauvreté (Enquête nationale sur les conditions de vie 2013).
  • Plus de 30 000 personnes vivent dans la rue (Fédération des organisations travaillant avec les sans-abri, fePsh).
  • Dans la ville de Barcelone (comptage 2014) le nombre de personnes (adultes et enfants) vivant dans les zones urbaines a augmenté de 162,3%.
  • 1 447 880 familles vivent dans des taudis (dernier recensement, 2001).
  • En 2013, 3,3 % des personnes vivaient dans des logements surpeuplés (septième rapport de la FOESSA, 2014).
  • En Espagne, 6 812 200 nouveaux logements ont été construits entre 1991 et 2007, dont seuls 14,5% (989 018) étaient sujets à un système de protection officielle (sixième rapport de la FOESSA, 2008).
  • En Espagne, 3 443 365 logements sont actuellement inoccupés, dont 13 504 sont officiellement protégés, alors que 332 529 personnes sont sur les listes d’attente pour un logement social (Recensement de la population et de l’habitat, 2011).
  • Entre 2008 et 2013, il y a eu plus de 500 000 expulsions de personnes et familles en Espagne[2].

 

Aujourd’hui, depuis le bureau de la Rapporteur des Nations Unies sur le logement adéquat, nous désirons attirer l’attention sur deux rapports qui reflètent bien la situation décrite (Kothari, 2008 ; Rolnik, 2012) :

  • Le système du logement temporaire en Espagne est organisé selon des mécanismes économiques déterminés par le marché : le logement est un bien de placement (il y a dès lors suffisamment de logements).
  • La politique espagnole du logement ne tient pas compte du droit à un logement décent et suffisant.

 

II. La réponse du gouvernement national à la situation

En 2012, via les Arrêtés royaux 6/2012, du 9 mars, sur les mesures urgentes pour protéger les personnes en défaut de paiement d’hypothèque sans ressources, et 27/2012, du 15 novembre, sur les mesures urgentes pour renforcer la protection des personnes en défaut de paiement d’hypothèque, le gouvernement espagnol a été obligé de gérer des situations où des personnes étaient chaque jour expulsées dans la rue (en ce compris des personnes âgées, des enfants, des personnes sans logement alternatif, etc.), des maladies liées au stress à cause de ces expulsions et même des décès. Les mesures inclues dans ces arrêts sont visées par la Loi 1/2013, du 14 mai, sur les mesures pour protéger les personnes en défaut de paiement d’hypothèque, les créances restructurées et les locations sociales[3]. Nous souhaitons attirer l’attention sur trois de ces mesures :

  • Le moratoire sur les expulsions liées aux prêts hypothécaires pendant deux ans et uniquement après examen de la situation financière (en termes de revenus, du nombre de membres du ménage, de l’âge des membres du ménage, etc.).
  • L’élaboration d’un Code de bonnes pratiques via lequel les banques peuvent (volontairement) adopter des formules abordables pour gérer les défauts de paiement (restructuration des créances et, dans certains cas, paiement en nature).
    • L’Arrêté royal 1/2015, du 27 février, sur le mécanisme de seconde chance, la réduction de la charge financière et d’autres mesures sociales rend les procédures plus flexibles, ajoute de nouvelles options d’accès au Code de bonnes pratiques et étend le moratoire jusqu’en 2017 (en plus d’augmenter le nombre de personnes qui peuvent y prétendre).
  • La création du Fonds pour le logement social via lequel les banques peuvent mettre plus de 6 000 logements en Espagne à la disposition des personnes et familles exclues :[4] 1 465 ont été attribués en février 2015.

Qu’en est-il toutefois de la situation constatée au cours de ces derniers mois (avec l’entrée en vigueur des mesures du gouvernement décrites ci-dessus) ?

  • 18 749 expulsions entre le 1er avril et le 30 juin 2014, soit 3,7% de plus que lors de la même période un an avant (Conseil général du pouvoir judiciaire).
  • Lors du premier trimestre de 2015, on a compté 18 869 expulsions, soit 2,1% de plus qu’en 2014 (Conseil général du pouvoir judiciaire).

 

La Cour européenne de Justice a condamné à deux reprises l’Espagne pour violation du droit des Espagnols à l’accès et au maintien d’un logement décent et suffisant :

  • Affaire Aziz: Décision de la CJUE du 14 mars 2013 [5].
  • Affaire Hidalgo Rueda et al. : Décision de la CJUE du 21 janvier 2015 [6].

 

La Cour Européenne des Droits de l'Homme as ordonné le blocage de trois cas d'expulsions pour lesquelles aucun logement alternatif n'avait été proposé, sur la base des Articles 3 et 8 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme :

  • Salt (Girona, Catalonia) Ap. 62688/13 Ceesay Ceesay et autres c. Espagne (15.10.2013) [7]
  • Cañada Real (Madrid) Ap. 3537/13 Raji et autres c. Espagne (31.01.2013) [8]
  • IVIMA (Madrid) Ap. 77842/12 A.M.B et autres c. Espagne (12.12.2012) [9]

 

III. Référence spécifiques aux régions de l’Andalousie, de Navarre, des Iles canaries, de la Catalogne et du Pays basque au niveau du développement réglementaire des mesures visant à lutter contre la crise du logement et le sans-abrisme

Voici deux tableaux : le premier retrace les mesures d’urgence élaborées au niveau régional (sans analyser la législation actuelle en matière de logement ou les législations qui amendent ces mesures); et le deuxième permet au lecteur de voir ces mesures regroupées de façon simple sous forme graphique.

Tableau 1. Règlements des gouvernements régionaux
 

Année Règlement
2013 Décret législatif 6/2013, du 9 avril, sur les mesures pour garantir le respect de la fonction sociale du logement (Gouvernement régional de l’Andalousie) (INCONSTITUTIONNEL 2015)
Loi régional 24/2013, du 2 juillet, sur les mesures urgentes pour garantir le droit au logement en Navarre (DÉCISION EN APPEL, Cour constitutionnelle 2013)
Loi 4/2013, du 1er octobre, sur les mesures pour garantir le respect de la fonction sociale du logement (DÉCISION EN APPEL, CC 2014).
2014 Loi 2/2014, du 20 juillet, modifiant la Loi 2003 sur le logement des Iles canaries (2/2003, du 30 janvier) avec des mesures pour garantir le droit au logement. (DÉCISION EN APPEL, CC 2015)
2015 Décret législatif 1/2015, du 24 mars, sur les mesures extraordinaires et urgentes pour mobiliser les logements provenant des procédures d’expulsion (Gouvernement régional de la Catalogne).
Loi 14/2015, du 21 juillet, sur l’imposition des logements inoccupés et la modification des règlements fiscaux et de la Loi 3/2012 (Catalogne)
Loi 24/2015, du 29 juillet, sur les mesures urgentes pour lutter contre la crise du logement et la pauvreté énergétique (Catalogne).
Loi sur le logement 2015 (3/2015, du 18 juin)

 
Nous ne souhaitons pas ici attirer l’attention sur la décision de la Cour constitutionnelle espagnole du 14 mai 2015, qui a jugé inconstitutionnels certains articles du Décret législatif 6/2013, du 9 avril, sur les mesures pour garantir le respect de la fonction sociale du logement en Andalousie. Il convient toutefois de noter (surtout lorsque l’on analyse le deuxième tableau) que c’est surtout la référence aux données relatives à l’expropriation de l’utilisation des logements appartenant à des entités juridiques (comme les banques), qui sont maintenant inoccupés à cause d’expulsions, qui a été jugée comme étant inconstitutionnelle. Il en va de même pour les législations adoptées par les régions autonomes de Navarre et des Iles canaries contre lesquelles le gouvernement espagnol a interjeté appel au cours des deux dernières années.

Le motif pour avoir jugé inconstitutionnelle cette législation est que la législation régionale représente un obstacle important à l’efficacité des mesures politiques économiques mises en place par le gouvernement national (dans ce cas la Loi 1/2013), car elle règlemente des politiques gouvernées au niveau national, à savoir les expulsions pour défaut de paiement des crédits hypothécaires, et mine les compétences de l’État (système économique global) en vertu de la section s. 149.1.13 de la Constitution espagnole.
 
Tableau 2. Mesures pour lutter contre la crise du logement et le sans-abrisme (2013–2015)
 

Expropriation de l’utilisation temporaire du logement/attribution obligatoire d’un logement :
  • Propriétaires avec une personnalité juridique (banques)
  • Logements inoccupés
  • Produit d’expulsions
Andalousie (inconstitutionnelle D-L) (Loi suspendue)
Navarre (suspendue)
Iles canaries (suspendue)
Région basque (entrée en vigueur le 23 septembre 2015)
Catalogne
Création de registres de logements vacants/inoccupés Catalogne
Iles canaries (suspendue TC)
Navarre (Registre général du logement – en attente)
Région basque
Andalousie (suspendue TC)
Taxes sur les logements vacants/inoccupés. Catalogne
Région basque
Droit à un premier refus pour les autorités publiques Catalogne
Région basque
Droit au relogement et à un hébergement alternatif (réserver des logements officiellement protégés pour les relogements) Région basque
Location obligatoire de logements déclarés inoccupés Région basque
Procédures extrajudiciaires (gérées par des comités sur le surendettement) Catalogne
Proposition de logement social avant l’exécution devant le tribunal (hypothèque/location) Catalogne

 
L’objectif de ce deuxième tableau est de montrer les différentes mesures qu’ont essayé de prendre les gouvernements régionaux en Espagne (au lieu de décrire chaque règlementation spécifique en détail) afin de pouvoir les comparer avec les propositions réalisées au niveau national. Comme nous pouvons le constater, les philosophies de ces deux niveaux sont très différentes :

  • Le logement en tant que bien économique (niveau national)
  • Le logement en tant que droit humain avec une fonction sociale (niveau régional).

Nous pensons que toute initiative qui ne tente pas de mettre un terme à la souffrance de centaines de milliers de personnes qui ne peuvent accéder à un logement décent, payer leurs factures énergétiques ou jouir de leur droit à l’environnement (la ville, le village, etc.) tendra à perpétuer l’image en Espagne que le logement est un modèle économique d’investissement et un simple produit de consommation (et que son accès n’est dès lors pas universel). Cela est d’autant plus important que le gouvernement espagnol met en œuvre des mesures partielles et temporaires qui n’engendrent pas de changements législatifs pouvant faciliter des ressources juridiques internes pour garantir l’accès à ce droit humain.

Cela s’oppose vivement à la position adoptée par le Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels (Communication 2/2014) il y a seulement quelques semaines lors de sa décision contre le gouvernement espagnol,[10] faisant référence à l’absence d’accès effectif aux tribunaux en vue de protéger le droit à un logement suffisant : «Le droit au logement doit être garanti pour chaque personne, quelques soient ses revenus ou son accès à des ressources économiques, et les États partenaires doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir l’exercice de ce droit. »

 


[1] Source: Booklet 5, Campagne Nadie sin hogar [Personne sans logement] 2014 http://www.caritas.es/qhacemos_campanas_info.aspx?Id=788 disponible en anglais.
 
[2]Siete consideraciones sobre el derecho a la vivienda, la ciudad y las viviendas vacías: podemos hacer más (y mejor)” [Sept considerations sur le droit au logement, la ville et les logements inoccupés: il faut faire plus (et mieux)]. Juli Ponce Solé, Revista Catalana de Derecho Público.
 

[4] http://imserso.es/imserso_01/fsva/index.htm

[5] C-415/11 CJEU 14.03.2013 Mohamed Aziz v. Catalunyacaixa

[6] C‑482/13, C‑484/13, C‑485/13 & C‑487/13 CJEU 21.01.2015 Hidalgo Rueda and Others

[7] Ap. 62688/13 ECHR 15.10.2013 Ceesay Ceesay and Others v. Spain

[8] C-3537/13 ECHR 16.12.2014 Mohamed Raji and Others v. Spain

[9] Ap. 77842/12 12.ECHR 12.2012/28.01.2014 A.M.B and Others v. Spain

[10] http://www.ohchr.org/EN/HRBodies/CESCR/Pages/TableJurisprudence.aspx

 

French
Country: 

Fonds

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